Nounou

déclinaisons (2)

 

N’entend goutte. Tourne la tête vers le store baissé. La nuit est en train de tomber. Pour communiquer, nous avons une ardoise magique. Tu as mangé ? Tu as mal ? Je trouve très vite à lui écrire Ils sont beaux, tes cheveux,  Elles sont chouettes, tes lunettes.

 

img_0738

© Christian Cantrelle

 

déclinaisons (1)

 

Nous entrâmes dans la chambre. Courbée en demi-cercle sur le lit, un autre être que ma grand-mère, une espèce de bête qui se serait affublée de ses cheveux et couchée dans ses draps, haletait, geignait, de ses convulsions secouait les couvertures.

Marcel Proust, Le côté de Guermantes, II, I

 

Une poupée minuscule, pas même de chiffon, pas même de bois ni de mousse, une poupée en papier mâché a pris la place de ma nounou. Une poupée en papier mâché inerte. Elle lui a pourtant fauché tous ses bijoux en or, ses boucles d’oreille que je lui ai toujours connues en or et qui ressemblent à des boucles d’oreille en or et sa médaille en or. Jusqu’à son alliance en or. Tout pour la poupée. Disparu en revanche le bracelet d’améthyste que je lui avais offert pour son anniversaire. Les poupées et leur mystère.

 

img_0548

 

 

un autre monde

 

L’ehpad n’était pas si loin finalement. J’aurais largement eu le temps d’y retourner, C’est moi ! j’étais juste allée faire un tour, il me reste un peu de temps avant mon train, tu veux un verre d’eau, au fait, tiens, c’est pour toi. Il m’aurait fallu un cadeau. J’étais passée à côté des chocolats tout à l’heure, errant dans le centre-ville sous un soleil ennemi.

Le seul magasin disponible dans ces parages excentrés, une ignoble grande surface dédiée au dieu Jouet. Il y faisait frais. Dos aux jeux-vidéos, des monceaux de peluches, ours et oursons, tigres et tigrons, lions et lionceaux, Némo et Dori – mais connaît-elle le monde de Némo et Dori – panoplies, oui pourquoi pas une panoplie de fée, marionnettes… La vendeuse s’est approchée de moi, m’a demandé si elle pouvait m’aider. Oui, je cherche un jouet pour une très vieille dame malheureuse comme les pierres qui perd un peu la fiole dans une chambre qu’elle abhorre, ne lui répondis-je pas en quittant le magasin.

 

DSC07602

gros plan

 

C’est exactement elle. Elle a la tête un peu penchée qu’elle soutient de sa main droite. Elle a l’air penseur, légèrement étonné, l’air d’une petite fille studieuse qui planche sur un problème de racines carrées et cherche l’inspiration. Sous ses lunettes, son œil droit est concentré sur l’écran de la télé tandis que le gauche, tout en regardant dans la même direction, vague ailleurs. Elle est si jolie avec ses cheveux blancs. Je le lui ai dit tout à l’heure et ça l’a fait rire aux éclats. Elle porte, ça se voit sur la photo, une robe-blouse bleue à pois blancs et comme ça ne suffit pas, il y a aussi des tulipes roses.

Une infirmière m’a appris un mot. Votre Nounou, elle est douloureuse. Pour l’heure, elle semble paisible.

Clic.

Good Bye, Lenin

 

J’écris toujours la date du jour de la semaine et le mois en haut de mes lettres, non l’année. Trop peur de la choquer. Jamais sûre qu’elle sache bien en quel siècle nous vivons. Me surprends parfois à douter moi-même.

 

DSC07543

les ptits jeudis

 

Le matin, c’est la radio qui me réveille. Je bois mon café au lait dans un joyeux boucan. Plus tard, après l’école et les devoirs, Nounou me dit, Allume le poste. Il y a deux chaînes en noir et blanc. Le soir, pas question de rater le feuilleton du soir. Le jeudi après-midi, il y a « Les petits jeudis ». Allume le poste. Installée sur le canapé, je dévore tout ce qui passe. Mon idole est un canard qui s’appelle Saturnin. Sa voix m’hypnotise, surtout quand il répète, haletant, la belette, la belette. Nounou repasse au milieu de la salle et s’essuie les yeux de rire. Il y a cette bonne odeur de fer chaud, le bruit qu’il rend sur le linge humidifié par les pattemouilles. On est jeudi, le plus beau jour de la semaine.

Mais comment jamais pardonner à Jean Tourane de m’avoir fait croire au fil des épisodes que l’oiseau qui jouait Saturnin était une seule et même volaille.

Le capital sympathie des papillons, extrait

~

abri

à la mer

 

De temps en temps, on passait la frontière. On allait à la mer. Debout, les pieds dans l’eau, je pioche dans un cornet de frites brûlantes. Je ne vois pas très bien ce qu’il peut y avoir de meilleur sur terre, en fin d’après-midi. Je suis avec Nounou et on est quelque part, en Belgique.

Le capital sympathie des papillons, extrait

~

Nounou vit aujourd’hui à Coutances, dans un ehpad où comment dire, ils font ce qu’ils peuvent. Je vais la voir de temps en temps. Y retourne aujourd’hui. À chaque fois, Nounou me dit, les yeux dans les yeux, « C’est ma dernière demeure ».