1.
Qui est je ?
Titre d’une thèse de philosophie. Plus de 1000 pages sur le sujet, quelle tartine. Son auteur a fini dans la démence. Ça donne à réfléchir. Campé droit sur le canapé du salon, on a de la tenue, on réfléchit. Qui est on ? Léon. De saisissement, la lumière naturelle baisse. Le jardin vire au verdâtre avec un drôle de petit sourire mauvais. Les chats du voisinage vont rappliquer. Ce n’est plus qu’une question de minutes.
Qui est-il ?
Un garçon de 44 ans. Les garçons n’ont plus d’âge. C’est le siècle qui veut ça. Il, Léon, le siècle n’oserait jamais tenter pareille entreprise, se roule paisiblement une cigarette à la lueur de sa lampe tour Eiffel. Il dispose justement de l’équipement adéquat, la petite machine qui réalise impeccablement le cylindre de papier. En conséquence, il est rapide, efficace. En conséquence aussi, les premières phalanges de son index et de son majeur ont notablement jauni. Ça tombe bien, c’est le début de l’automne.
Léon pousse parfois jusqu’à 200 en moto pour avoir l’impression qu’autour de lui les voitures sont arrêtées ou mieux, reculent. N’importe quelle autoroute fait l’affaire et le plaisir demeure inentamé. Pas question de perdre ce paradis. La cigarette roulée, le discours peut reprendre. Moi aussi, je finirai dans la démence.
Les chats se sont rapprochés tout contre la porte fenêtre entrouverte, comme pour écouter Léon qui parle souvent tout seul depuis que Paulette est partie. En réalité, ils sont venus chercher Chin (prononcer Chine), le gros matou de la maison, mais Chin rechigne ce soir. Sur son séant, non loin de Léon, il regarde les ombres siamoises avec lassitude. Il a des oreilles très jolies, il a des dents très jolies et quand il sourit, ses yeux frisent. Léon bien sûr. Chin n’a jamais souri de sa vie, Chin a toujours été sombre, il a ses raisons, il est castré, entre autres, il pèse bien ses 10 kg de chat, ça lui fait souci. Il Léon est vêtu d’un jean et d’un T.shirt mais de toute sa personne émane le muscadin. Il fume avec une élégance radicale. Il porte à son insu des gants beurre frais invisibles à l’œil nu. Comment dire, c’est un philosophe. Ah.
2.
Léon ne prend guère le café du matin mais les cafés. C’est du nes, à cause des nerfs. Il s’en ressers jusqu’à plus soif, fait l’aller retour du salon à la cuisine avec son pot à eau vide ou plein de l’eau qu’il a fait réchauffer au micro-ondes, une pensée pendant son parcours allant au paquet de corn flakes, oui ou non est-ce que ça vaut la peine de l’ouvrir ? Cette question fera sa souple réapparition une bonne dizaine de fois au cours de la matinée sans jamais susciter de réponse claire. Juste avant de sortir, c’est dimanche, Léon se dit qu’il faudrait tout de même manger quelque chose, ce serait plus sain. C ’est dit et ne peut être dédit ou cochon qui. Après quoi Léon met son blouson, attrape son casque et ferme la porte derrière lui, a jeun comme au premier jour.
Tout cela chagrine Chin.Pas tant le coup des corn flakes, qu’ils moisissent donc dans leur coin, chacun sa croix, que la solitude domestique. La piaule tourne au monastère. Chin préférait quand Léon vivait avec Paulette, pas tant Paulette d’ailleurs que Vaillant, le fils de Paulette et Léon. La vivante preuve par neuf que tout allait bien dans le meilleur des pavillons de banlieue pas possible. Vaillant a fait de tout à Chin. Depuis le berceau, il s’y connaissait en faits de torture, il devinait merveilleusement ses points faibles, le coussinet le plus vulnérable, la couille la plus chatouilleuse, c’était de bonne guerre. Aujourd’hui, Vaillant lui manque, à Chin. Il passe de loin en loin mais ne le chahute plus comme avant. Se contente de le caresser comme une vulgaire peluche made in Taiwan. Une fois, il l’a même bercé en lui chantant une chanson douce aux paroles obscures, Nuits de Chine, quelque chose. Chin en était tout confus, qui n’aime que le jazz. Avec un faible pour Adriano. Il pourrait l’écouter durant des heures. Oui, Vaillant a changé. Il n’est plus là.
Léon aussi prend ce pli. Il en rajoute puisqu’il peut être présent et absent en même temps. Il est très fort avec sa vie intérieure. Ça doit faire un de ces bruits là-dedans, quand le vide et le plein se mélangent.
Léon, depuis le départ de Paulette, Chin ne lui connaît pas d’amoureuse. Si la femme est l’avenir de l’homme, comme le laisse fortement à entendre la radio du voisin, un peu comme un oukase, ou comme un ouragan, le futur de Léon n’a pas encore franchi le seuil du pavillon. Il faut dire qu’il a la tête ailleurs. La rentrée scolaire, les fournitures scolaires. Et se faire tatouer.
3.
Le tatouage ce serait de l’histoire ancienne toujours d’actualité, à régénérer toujours. À quoi sert l’histoire ? À maintenir les peuples sous tutelle, ensablés ensemble. Telle, absolue, la pensée de Léon, amer au-delà de l’amertume. Son tatouage, ce n’est pas du flan. Son histoire personnelle c’est. Sans intrusion d’État. À bas le pouvoir ! Il est interdit d’interdire ! Sous les pavés la mare, etc. Cela dit, père désormais célibataire, Léon élève Vaillant dans le plus strict respect des lois. Faut pas se faire prendre.
Il ne s’est pas fait tatouer Léonie je t’aime, ne connaissant nulle Léonie. Ni Paulette je t’aime. Superflu. Léon ne prise guère la redondance, aussi récréative soit-elle. La littérature l’ennuie. Les textes philo, c’est autre chose. Li, on trouve son matériel, là sa dose, tout pour le cervelet. Toute relecture de Spinoza prend sens. Tout concourt. Toute pensée valable a loisir de s’ajuster dans les menus mouvements de la vie telle qu’elle se conçoit ou rêve, mécanique. Une locomotive, alors ? Il a tout un train de marchandises gravé sous le sein gauche, c’est ça ? Mais ce doit être de toute beauté, dites-moi.
Pour en avoir le cœur net, il faudrait lui ôter sa chemise. Ce qui ne va pas être coton, Léon étant extrêmement pudique. Prétextons la chaleur de cet été jivaro. Un mois de septembre à s’aller étendre torse nu dans le jardinet avec un petit plateau maison et Chin pour témoin. Il fait une de ces soifs, une petite bière ? Léon ne boit mie. Un schweppes à la rigueur. Sans paille. Un coca pourquoi pas. Avec une rondelle de citron ? La prunelle pétille, le muscle se détend. Alors si en plus, on se met à jouer Leon Parker sur la platine. Dis, il fait rien chaud, hein Léon ? Il a compris, il sourit, il se lève, il s’étire. Mais que fait-il ? Mais est-il dingue ? Performant comme un singe, leste comme un engin bien huilé, il grimpe sur la table basse, allonge un bras et appuie sur le bouton du ventilateur plafonnier. On a affaire à très forte partie. Le gars n’est pas né de la dernière pluie. Mais puisque c’est vous, je puis bien vous le confier. Léon s’est fait tatouer dans le dos un dessin érotique. Ah.
Silhouettes tremblées de nus tanagras noir et chair telles de nouvelles frontières de pays inconnus. La géographie intime de Léon. Intime, sauf à la piscine où les moniteurs ne rigolent pas. Mettez un polo, Monsieur. Vêtez-vous ou vêtissez-vous mais cachez-moi ça. Léon a beau arguer avec une douceur pénible c’est Schiele quand même, c’est pas exactement n’importe quoi, le discours adverse se durcit.
Au fait, à quoi sert la géographie ? Léon a longuement planché sur la question. Sa réponse tombe comme un fruit mur. À faire la guerre. Point barre.
4.
Il est des personnes qui carburent à la téquila, aux acides, à l’écologie, au sport, au sommeil, au smartphone, aux sectes, aux séries, aux langues extrême-orientales, au sexe, au tofu. Il est des allumés de toutes sortes. C’est beau, quand on y réfléchit, toute cette diversité. On rencontre aussi de plus en plus d’addictions au travail. Merveilleux. Léon, c’est la tête. Ne peut s’empêcher de penser. A maintes fois essayé, peine perdue. C’est un inquiet. Lancé à 240 sur l’autoroute, où est passé tout le monde, ça bouillonne sous le heaume. Le paysage, du moins ce que Léon en devine, sourit de tout son vide et y va de sa modeste prosopopée. Vois comme il n’y a rien, écoute un peu ces lointaines trompettes qui claironnent depuis la plus haute tour des nuages, réjouis-toi avec les sentinelles qui respirent là-haut, l’ennemi agite le drapeau blanc et tourne les talons dans le ciel bleu : Y’a pas de souci ! Puis Paysage baisse d’un ton. Remarque un peu que c’est dimanche, quoi, fais un effort.
Peut-être, mais la vie n’est pas douce qui ne cesse de convoquer des questions selon un ordre tellement arbitraire que ça ressemble tout à coup à demain.
Quel est le comble de la misère ?
Quel est le contraire de vert ?
Quel jour dois-je aller chercher Vaillant à la sortie de l’école, déjà ?
Quelle est l’exacte composition des corn flakes ?
Que sont mes amis devenus ?
Qu’est-ce que ça veut dire, avoir des chambres à louer dans la tête ?
Qu’est-ce que c’est que ce bordel ?
Qu’est-ce que je vais foutre à Reims ?
Qu’est-ce que l’âme ?
Qu’est-ce que l’âme sœur ?
Qu’est-ce que tu me chantes ?
Que fera Vaillant quand il sera grand ?
Qu’est-ce qui coûte plus cher, un berlingot de produit vaisselle pour 138 yens ou deux berlingots de produit vaisselle pour 200 yens ?
Qu’est-ce qui est plus fort que le soleil ?
Qu’est-ce qui fait courir les gens ?
Qu’est-ce qui fait plus de bien que de mal ?
Qu’est-ce qui mouille plus que la pluie ?
Qu’est-ce qui reste ?
Qu’est-ce qui va plus vite que le vent ?
Qu’est-ce qui vaut mieux entre deux maux, subir l’injustice ou la commettre ?
Qu’est-ce qu’on mange ce soir ?
Et encore, juste la partie émergée de l’iceberg.
5.
Léon n’est pas difficile, je crois. Un steack salade et tout est dit. Vous reprendrez bien un peu de foie gras, Léon ? Tiens, ce n’était pas du pâté. Si ça peut vous faire plaisir. Et avec le sourire. Idem pour le sifflard. Dommage qu’il n’y ait pas de rouleaux de printemps. Cette réflexion hors de saison, il se la garde. On a de l’éducation. Qui est on ? Pourtant, en cherchant bien, une chose a le don, inavouable, de jeter Léon dans la détresse. Une broutille si on y regarde de plus près. Une peccadille, un rien. Une affaire de langage qui a pour désignation l’interro-négation.
Ne savez-vous pas ? et c’est l’hallali. Ne pensez-vous pas ? provocation pure. La forme interro-négative ne prévient pas. À tout moment, elle frappe de dos. Plus encore, elle attaque par n’importe quel temps. Il est dangereux de se laisser aller au bien-être du dernier rayon de soleil, déconseillé de se sentir à l’abri sous prétexte qu’il grêle. Il n’y a pas de loi. Débarque de nulle part un quidam un rien emprunté avec une voix qui a l’air de se mettre sur la pointe des pieds, Vous n’avez pas ? Et ce, sur le lieu-même de travail de Léon ! Surgit de terre un individu qui au contraire tonitrue, sûr de son importance ou alors faisant drôlement bien semblant, Dites-moi est-ce que vous n’auriez pas par hasard, mon brave ? Et voilà Léon scié pour la journée. Une nuit entière pour s’en remettre, des médicaments à avaler avec du coca, des murs à jauger avant de foncer dedans. Il aura répondu certes, il aura répondu non, seule parade possible, question de survie immédiate. Mais le prix à payer ensuite. Mais les conséquences. Ne pas y penser maintenant, laisser faire. Sans hurler sans réfléchir la réponse étant dans la question, Léon rétorque d’une voix loin de tout, Non. Non je n’ai pas, je regrette. Non vous venez de le dire. Non merci et vous. Eh non c’est bien dommage, et encore elle est basse. Les répliques se suivent, jamais les mêmes, jamais dissemblables, un brin nuançantes, toujours pareilles. Nous entrons là dans le domaine du machinal, essuyons nos savates crottées et allumons une cigarette.
Tout ce qui échappe à la pensée rafraîchit Léon. Déjà pas lourd, le voilà en état d’apesanteur maximale. Ce peut être la porte qu’il avait déjà fermée à clef sans s’en douter, classique ; la mixture de Chin finement disposée dans un plat ad hoc lui-même lestement nettoyé hop hop sans qu’y ait jamais été accordée une seconde de liberté mentale ; les corn flakes impeccablement jetés parce qu’ils finissaient mine de rien par agacer, ben oui, c’est fait ; la lampe tour Eiffel qu’on avait bel et bien fracassée sans s’en apercevoir, quel bonheur, avant de quitter le salon, on en rachètera une autre, ça fera tellement plaisir au marchand ; le coup de fil mensuel à sa mère passé tout bonnement à son insu. Ça pouvait donc dépasser le ménager.
Léon reste là, assis près de sa 1300 rouge tirant sur le bleu, savourant ce spectacle intérieur non sans, bien entendu, y greffer les réflexions qu’une telle observation ne peut manquer de susciter. Jusqu’à l’épuisement total.
6.
Il est très possible que chaque homme dispose en lui d’à peu près toutes les potentialités. Modeste hypothèse. Léon aurait très bien pu devenir chanteur de blues au départ, n’a pas complètement abandonné l’idée, d’ailleurs, lui sourit de temps à autre, et ses yeux frisent, les moments favoris de Chin, quel timbre, quel charme, ah mon papa. Ou encore agent de voyages. Envoyer les autres voir du pays, c’est tout à fait dans ses cordes. Lui-même est allé à trois reprises au Japon rendre visite à Tom, et en garde quelques stigmates. Une certaine opacité, un goût pour les arts martiaux, on a tout le temps pour en reparler. De Tom aussi, tout le temps. Autre direction tout à fait envisageable, DRH. L’homme, ça le connaît Léon, ça l’intéresse. Comment ça fonctionne, comment ça a peur de son ombre, comment ça reste planqué au fond de sa caverne, comment ça s’agrippe à son rocher, c’est fascinant ; pas la peine d’aller enquêter sur le choucas quand l’homme est là. Et la femme donc.
Paulette Léon ne saura jamais exactement pourquoi elle est partie. Une erreur, pense-t-il. Fatale, soupire-t-il sans passer à l’action de la reconquête, toute l’énergie qu’il faudrait dépenser alors qu’il y l’intégrale de Dark Angel à visionner, un cadeau de Tom. Sans compter Dawson, Charmed (pas toujours), NYPD blue, Urgences, New York 911, Boomtown, Six feet Under, New York section criminelle, Poltergeist (pas souvent), Preuves à l’appui, Largo Winch, Sidney fox, Alias, 24 heures et Ma sorcière bien-aimée[1]. Il est vrai que Léon s’endort devant, so what.
On n’est pas en prison. En d’autres termes, on est libre. Personne n’appartient à personne. L’amour dure un peu, voire un peu plus et ensuite on voit si oui ou non on a la force de sublimer au quotidien. Douze ans ce n’est déjà pas si mal. Dommage que ce ne soit pas un nombre premier. 1 et 2 ça fait 3, on y était presque. Qui est on ?
En revanche, Léon sait comment Paulette est partie. C’est lui qui lui en a suggéré l’idée, un jour de crise, forcément. Il avait dû se passer quelque chose quelque part. Alarmé fut Chin. Tentée fut Paulette. Désarmé, Vaillant. Trop tard pour tout le monde. Le résultat, on le connaît. À 10000 km de là, Tom reçut le message 5 sur 5.
***
[1] Tentation d’actualiser. Mais comment lutter contre l’obsolescence. Que deviendront dans quelque temps The wire, Mad men, NCIS et même… True détective ? (pourtant, True détective…). Seul transcende Ma sorcière bien-aimée.
7.
Ne jamais baisser la garde, c’est la règle numéro un, on ne le dira jamais assez. Au bout de quatre ans de kung-fu, Léon vient de percuter. Il s’entraîne chaque mercredi après le travail. Il y a aussi une séance le samedi mais il s’agit de combat. Vieux babe, Léon n’est pas combatif. Il se parfume au patchouli peace and love et se canalise kata. Ça ressemble à une reformulation du Lac des cygnes, ce qui n’est pas pour lui déplaire. Trois heures plus tard, il a de bonnes raisons de dormir comme un bienheureux sous le regard écœuré de Chin.
Depuis peu, un grand type tenait à faire le binôme avec Léon. En effet, même lors des pacifiques mercredis, on a à un moment donné besoin d’un partenaire pour s’échauffer. On danse ensemble, plus ou moins douloureusement. D’habitude, c’était Gérard. Mais Gérard désertait le cours depuis quelque temps. Dans le ciel de Léon, se rapprochant de plus en plus, avait débarqué, ravie, une jolie montagne de chair noire au sourire mon Dieu sympathique. Ils avaient commencé quelques figures. Le type souriait de plus en plus. Il commençait à lui taper sur le système, à Léon. En vérité, il tapait. Il faisait mal. Léon n’arrivait jamais à riposter à temps. Le lendemain, il arrivait au magasin avec des bleus un peu partout. Pas cool. Et Kierkegaard ne disait rien là-dessus. Sauf donner le change, oui, donner le change.
Serait-ce en kung-fuant qu’on devient kung-fuon ? Toujours est-il qu’aujourd’hui, Léon a pris sa revanche. Il n’a pas eu besoin de réfléchir. Quand Montagne Souriante a tenté de l’atteindre, il a simplement remonté sa garde, sans violence aucune, attendant. L’autre s’alla jeter son œil sur un doigt de Léon, le bon. Hurlement, saignement et engueulade maison du maître, en prime. Va vite te passer de l’eau connard, on ne se précipite pas sur la garde de son prochain abruti, c’est bien fait andouille. Les vocables existent-ils pour décrire l’état intérieur de Léon ? Non. Cette réconciliation intime, ça doit tout de même avoir un nom ? Ça se saurait. Peut-on parler d’extase, de béatitude ? Galvaudé, tout ça. De satori ? Ça suffit. Ou alors une métaphore joyeuse, incertaine, un ciel mathématique…
Depuis, Montagne Méfiante évite Léon.
8.
C’est en faisant le ménage, donc on était lundi, Léon philosophant chaque jour de la semaine mais pour ce qui est du ménage, c’est le lundi, que Léon trouva dans une poubelle à papier un vieux dessin de Vaillant. Un dragon stylisé qui devait dater d’une semaine (voir plus haut). Vaillant avait dû s’en débarrasser parce qu’il avait raté les ailes. Mais étrangement, le délicat enfançon n’avait pas rageusement déchiré le papier comme à son ordinaire, ne l’avait pas davantage fait flamber à l’armagnac comme une fois, la seule. S’était contenté de déposer la page dans la corbeille sans même prendre le temps de la froisser un peu pour lui apprendre. Léon cueillit la feuille. Léon fut troublé.
Tout ce qui touche à son fils de près ou de loin le trouble au plus profond, depuis dix ans qu’il est père. Il ne s’habitue pas, c’est un bouleversement perpétuel et délicieux. Ainsi, dans l’avion du retour qui les ramenait tous d’eux d’Osaka vers Paris, leur premier voyage au Japon ensemble et une vraie première équipée pour Vaillant émerveillé, Léon entendit son rejeton lui demander La prochaine fois, on ne pourrait pas aller visiter un pays pauvre ? Ça cogna fort, très fort dans la poitrine de Léon.
Les dragons avaient un beau jour fait leur apparition en foule dans la jeune vie de Vaillant pour n’en plus repartir. Vaille que vaille, le garçon avait réussi à intéresser Léon à ses fidèles compagnons aux bons yeux rouges, par le biais de l’astrologie chinoise. De fait, Léon aurait bien aimé naître sous un signe aussi auguste, il avait des velléités dragonnes. Tom était bien tigre, ça vous posait son homme. Il devait cependant se résigner à son état de chien, bien qu’une initiée m’ait affirmé la semaine dernière qu’il était au contraire du dernier jour du coq, pourquoi au contraire. En attendant, la découverte du dragon de Vaillant agit fortement, à moins que ce ne soit la lune, et Léon décide sur-le-champ de se faire tatouer le dessin sur l’avant-bras. Vite, appeler Alex et prendre rendez-vous avant de changer d’avis. Ça prend du temps, ces bricoles. Et Alex chante faux.
9.
Une ou deux fois par mois, Léon a un rendez-vous non prévu avec son double familier qui a pour nom Delcour. Non prévu parce que, farceur né, Delcour aime à radiner au débotté. Il n’y avait personne et tout à coup, tataaaaaaaaa ! Rendez-vous car Léon se rend, répondant invariablement présent, trop poli pour renvoyer Delcour dans ses foyers en a-t-il seulement, tant de choses lui font défaut, à commencer par un prénom.
Les rencontres se déroulent fréquemment à la maison, dans la chambre ou l’herbe du jardin, mais il peut arriver que ce soit au magasin, sur le lieu-même de travail de Léon, que Delcour exécute son impromptue déboulade. Il a beau s’excuser ça fait boule de neige, Léon fait de même en écrasant sa cigarette et plante là ses collègues entamés. C’est dérangeant c’est décourageant et une vie que ça dure.
Ça se passe à voix basse, par saccades, chacun ayant beaucoup à dire à l’autre, aucun n’aimant guère passer son tour de parole, des plaintes le plus souvent, ça ressort du ressentiment en général contre l’existence en particulier avec pas mal de dénégations de part et d’autre accompagnées d’inédites et savoureuses onomatopées. Il y a des gestes aussi, surtout chez Delcour, un peu agité du bocal il faut bien le dire. C’est sans doute la raison pour laquelle Léon se montre si indulgent envers un être qui n’est pas Vaillant. Pourquoi il accepte si docilement que cet autre être se désigne ni plus ni moins comme son alter ego. Comme si Tom ne lui suffisait pas Léon, comme si les conversations avec Tom n’emplissaient pas sa vie pensante, comme si le charisme de Tom, le britishisme débridé de Tom, etc. Mais Delcour a une façon si lâche de plier le cou, si ignoble de plisser les yeux, si à lui enfin quoiqu’empruntant peut-être à Bela Lugosi, que Léon fond à fond et se laisse aller à sa bonté sociale. Alors, ça va ?
Ces entretiens ne durent pas une foule de temps, si relatif comme tout le monde incline à le penser – le temps est-il pensable ? Bref, entre une dizaine et une vingtaine de minutes. C’est peu si l’on veut statuer sur le triple statut de l’existence et le double statut de l’illusion.
Ces entretiens Léon les appelle des crises. Tant ravageur est son humour.
10.
Tom aurait aimé un bon vieux bistrot qui fasse de préférence angle et puis s’il y avait eu une terrasse ça n’aurait rien gâté, un peu comme la plupart des cafés lambda de la place de la Nation, si lambda elle-même. Mais Léon avait opté pour la maison et dans la maison le salon. À y bien réfléchir, c’était le seul endroit possible, le coin idéal où les conversations n’étaient pas étouffées dès qu’elles démarraient bien. Pour plus de sécurité, Léon débranchait le téléphone, n’éteignait pas son portable vu qu’il n’en avait pas. Ça pouvait commencer.
Les images documentaires diffusées à la télé dont Léon avait depuis longtemps coupé le sifflet, un peu de vacances pas chères, donnaient le ton de départ, indiquaient une direction à suivre ou non. Et ça pouvait commencer.
Ainsi, cette vache avait l’œil torve, indubitablement. Si le paysage riait, elle moins. Cette autre arborait un air rural pas franc du collier, marchant sur des œufs comme si elle venait juste de s’infiltrer dans le camp ennemi, pour qui travaillait-elle ? En plus, elles avaient de sales dents, la caméra aurait dû cadrer autrement. Tiens, ça. Elles faisaient peur, ces bêtes. Tiens, ça me. C’était pourtant censé représenter une innocente scène champêtre à la gloire de M. Tronche, éleveur. Tiens, ça me rappelait. Mais on ne sait pas tout sur les vaches. Comment peut-on nous faire croire que ce sont des animaux débonnaires, sans rancœur envers l’homme après tout ce que ce dernier leur fait subir. Tiens, ça me rappelait justement. Il leur vole leur lait, il leur tue leurs veaux, il les mange, les uns et les autres, les veaux et les vaches, en arguant que tout ça, c’est du bœuf. Tiens, ça rappelait justement une scène à Tom qui se lançait. La veille au soir, sa mère lui avait demandé s’il s’était bien lavé les dents. Estomaqué, il avait manqué de repartie. Léon se roulait une fine cigarette. Tom ajoutait Elle a alors soupiré et m’a dit texto C’est ta vie après tout, tu verras plus tard. Tom se prenait la tête dans les mains, À mon âge. Léon, entre deux sanglots parvenait à articuler, Elle s’inquiète de ton identité sociale, c’est vachement sympa. Puis s’essuyait les yeux de rire avec un sopalin qui traînait là. Et ça pouvait continuer. Et ça n’aurait pas de fin.
Ou plutôt si. Avec le Japon, les rigolades se raréfièrent considérablement. Léon aurait bien troqué sa propre mère contre son ami mais mieux valait changer ses désirs que l’ordre du monde. Quant à la correspondance internet, Paulette avait récupéré l’ordinateur, point barre. L’écriture manuscrite n’étant pas le point fort de Léon, gaucher mais a-ce un rapport, il fallut se résigner à des revoirs annuels, Tom migrant en France au printemps ou Léon débarquant au Japon quand les prix volaient bas. Entretemps, il est vrai que Vaillant l’occupait pas mal. Palpitante au plus haut point mais combien ardue l’éducation philosophique d’un jeune garçon contemporain. Quant à l’introspection, la recherche de soi-même, il n’en avait pas grand-chose à faire, pour être franc, Léon. Delcour s’en chargeait d’ailleurs fort convenablement. Restaient les passants. Certains passants passables.
11.
Il débuta par hasard. Rien n’avait a priori été prémédité, surtout pas l’accident. Encore un coup de Delcour ? N’était-ce pas l’entrevue de son profil fuyant hors les clous sur le boulevard qui aurait un temps désarçonné Léon, en amazone, il avouait un faible pour cette posture délicate si photogénique, sur sa 1300 rouge tirant sur le bleu ? Le résultat fut foudroyant, un peu comme un cyclone qui aurait eu l’avenir devant lui, o n en reparlerait, tel le typhon 24 d’aujourd’hui, on en reparlera, bref un déluge qui se lâcherait sans prévenir en plein Quartier latin, encore un dimanche, de quoi le perdre. La moto fit une embardée Léon un vol plané. Des étoiles scintillèrent. Ni nuit ni aube au réveil il était midi.
Saviez-vous, Monsieur, que les dames pipi de la tour Eiffel gagnaient, et gagnent toujours sans aucun doute à l’heure où je vous parle, aux environs de 4000 euros par mois pour n’en déclarer à tout casser que le premier millier ? Telles furent, au lieu du Qui suis-je ? ou de son intéressante variante Qui est je ? tant expectés, les paroles inaugurales du discours que Léon, allongé, bras en croix, adressa au quidam à l’air préoccupé, profondément préoccupé, penché sur sa personne préoccupante, pour tout dire défaite, jeans déchirés, blouson rayé, et les gants où donc étaient passés les gants, on serait préoccupé à moins.
Médecin, le quidam était médecin. Il devina plus qu’il n’entendit les assertions de Léon – dame, quand le casque fait écran. Il s’épata. Les philosophes qu’on ne peut empêcher de parler disent ce qui leur passe par la tête, tout leur est ma foi bon, tout leur semble zéphyr. Ses yeux scrutateurs professionnels étincelaient en fixant sous la visière du gisant une autre sacrée paire oculaire, acérée, lacérante, quelque chose d’un aigle, regard ou bec. Certitude aveuglante, il aurait voulu garder cela pour lui seul. En conséquence, tout en tâtant casque et pouls, il pria sèchement la foule en formation de bien vouloir s’écraser en d’autres lieux plus propices. Râla un peu cette dernière mais obtempéra petit à petit car une dalle se faisait sentir dans son estomac pluriel.
Le médecin arborait une barbichette chenue sur laquelle il tirait à petits coups songeurs. Sous son bras était calée une baguette campagnarde, n’était-il pas un peu plus de midi. Il venait de relever la manche de Léon et ce faisant, découvrit l’anguille. Ça alors. Un serpent ! s’écria-t-il. Mais non, c’est un dragon, sourit fièrement Léon, magnanime, c’est mon fils. Taratata, s’entêta l’autre, c’est un anaconda ou je ne m’y connais pas. Et les ailes, alors ? se retint Léon. Une conversation de choix allait s’engager. Mais d’abord, d’abord ôter le casque. S’assurer que la cervelle n’adhère pas à l’intérieur auquel cas nous serions dans de beaux draps.
12.
Léon se détendait. La position allongée sans doute. Qu’on est bien à l’horizontale. Si l’on ajoute à cet axiome la compagnie d’un quidam distrayant (le toubib, qui s’appelle Paulo, est une cour de récréation à lui tout seul) + si l’on soustrait le casque, pour voir (c’est fait, c’est vu, c’est propre), on peut dorénavant se faire une idée plus précise du bien-être de Léon. Il se remet, c’est clair, sans se redresser pour autant. Il y a lurette qu’il ne s’était senti aussi insouciant sur la planète. Ça doit remonter au dernier séjour au Japon chez Tom.
Tom enseigne la philosophie occidentale à l’université nationale de Kyoto. Il fournit aussi occasionnellement quelques brèves cocasses à une radio française. N’est pas sûr de continuer ce petit boulot toute sa vie mais pour le moment, ça l’amuse fort. Quand il ne se passe rien, il invente : « Lassé qu’on le prenne pour un rigolo, Koizumi[1] a annoncé publiquement qu’il allait se mettre à l’étude du latin ». Il est également acteur à ses heures. Oui, parlons un peu de Tom, il est marié, pendant que Léon se refait doucettement une santé. Quittons l’asphalte une minute, il est bientôt père. Parions qu’un peu de divertissement ne nous fera pas de mal. Avec le temps d’aujourd’hui sur Kyoto, ce ne sera pas du luxe. Quand c’est parti pour pleuvoir dans ces parages, il n’y a dans l’absolu aucune raison pour que cela cesse. Osons un parallèle entre le Breton et le Japonais. Si par hasard le premier reçoit un grain dans la rue, ce n’est que de l’eau fraîche qui coule, il ne s’émeut pas pour autant et poursuit son chemin sans dévier d’un pouce, mains dans les poches. Pour le second, nuançons. L’aventure n’est pas au bout de la rue. Il sait que c’est pour aujourd’hui, ou demain – il y a les media, quand même. Il a depuis la veille son pépin dans sa serviette ou bien le balance sans honte à bout de bras en plein soleil. Le moment venu, et il viendra, il le déploiera sans hâte. IL SAVAIT.
Tom a pris le pli, lui aussi, nécessairement. Il s’est même forgé un adage en cette année notoirement diluvienne : un typhon ne vient jamais seul. Il faut dire que ses parents viennent de débarquer pour quelques semaines. Mais il ne se plaint pas, Tom. Il compose avec la réalité. Et puis il y a Sasha, sa douce ; on va bien s’amuser. Dommage que Léon ne puisse s’agréger. Car Tom a sans prévenir plus d’une pensée pour son vieux compain. Ils sont allés à la fac ensemble, ils se sont pintés ensemble, ils se sont prêté quantités de livres qu’ils étaient encore en train de lire, de disques qu’ils n’avaient pas fini d’écouter. Et puis saint Thomas d’Aquin, ça crée des liens.
[1] KOIZUMI Jun’ichiro, Premier ministre du Japon de 2001 à 2006.
13.
Assis face à face à la terrasse d’un café du quartier, Paulo et Léon vantent à qui mieux mieux les bienfaits des sources chaudes envers les constitutions délicates. Au Japon, on dit onsen. Ça rétablit la tête, avoue Léon, ça vaut tous les médicôs du monde. Conquis par ces sombres prunelles décidées, Paulo veut bien renier ses ordonnances allopathiques. Il a commandé un ballon de rouge, y allant de son petit couplet professionnel selon lequel le vin ranime les morts. Léon a encore son avis sur la question, rien ne vaut le lait de poule servi au lit qui fut, de tout temps, le privilège des moribonds. N’empêche qu’il a commandé un coca rondelle, tronc noué ne se dénoue pas. La balle est dans son camp. Et les bains de sable, tu connais ? – Les bains de boue plutôt, les centres de thalasso… – C’est pour les nantis ! interrompt Léon qui ne pratique pas. Ibusuki, je ne te dis que ça, une petite station sans prétention, un sable noir, ça peut expliquer, une plage que je qualifierai de crépusculâtre, pleine de fosses creusées à taille humaine. Léon s’arrête pour extraire de son blouson ce qu’il faut pour s’en rouler une. Quand ses doigts se trouvent en contact avec les vermicelles de tabac brun, il peut reprendre. On se laisse faire, je me suis laissé faire, on est étranger, je le fus, on se laisse ensevelir pour un temps, c’est vrai on a confiance, c’est tout bête la confiance, ça ne se commande pas, et puis tout à coup, c’est trop, c’est beaucoup trop long, on ne voit même plus l’horizon, on n’est plus qu’une tombe, on ne respire plus, les hoquets commencent et on ne peut pas se faire plus peur que ça, tu vois ? Tu as vu mon briquet ? Paulo siffle le garçon trop étonné pour s’enfuir. Et puis surtout on a le cul en feu, mon vieux ! Le garçon impénétrable dépose une pochette d’allumettes sur la table qu’il quitte derechef avec une dignité à peine craquelée. Au souvenir d’Ibusuki, Léon rayonne, les miches sans rancune aucune. C’est qu’on se sent incroyablement autre, une fois hors du trou, le cul au frais. C’est over top.
Tout en hochant du chef et de la barbichette, Paulo aimerait à présent que son interlocuteur irradié lui narre son tatouage reptilien, ce doit être un tout autre genre de réminiscence. Mais Léon s’entête sur d’autres préoccupations fort récentes puisqu’elles datent du lever. À force de se concentrer sur le réel, ce que je vois, moi, c’est qu’on risque un jour ou l’autre de s’en dégoûter, du réel. Que nous restera-t-il alors ? Paulo retient son souffle, déjà court. Les rêves, mon vieux, les mauvais rêves. Le lit de Procuste. L’épée de Damoclès. Le talon d’Achille. Paulo avale sa salive. Ce garçon connaît ses classiques. Léon poursuit, impitoyable. La vieillesse d’Alexandre. L’anneau de Mœbius. La fureur de Phèdre. Paulo voudrait jouer lui aussi, il se lance. Les joyaux de la couronne. Les ferrets de la reine. Léon l’arrête, un rien d’irritation dans la narine. Il faut quand même une unité sinon ça devient n’importe quoi. L’âge du capitaine ? hasarde Paulo. Léon fixe son mégot. L’ange des Ténèbres. L’horreur du vide. Les yeux pour pleurer. C’est drôle, ma mère disait ça aussi, se rappelle tout haut Paulo.
14.
On va emmener les parents dans le sud, à Okinawa, et basta. La mère râle qu’elle a froid. Éloignons-nous deux trois jours. Partons en quête des poissons-pierres, ça poissonne sous l’onde foisonneuse. Tom a déjà emmené Léon et Vaillant là-bas, l’année dernière. Il annonce la couleur au petit triton dans le ventre de Sasha. T’inquiète, l’avion c’est l’affaire de même pas deux heures. Sasha s’insurge Laisse-moi jouer, tu obstrues. Tom s’écarte du clavier et, allongé à ses pieds, bras en croix, écoute sa belle interpréter leur morceau favori du moment : Pièce brève et interminable. Ça, ça plairait à Léon.
À quelque 10000 km de là, justement, le philosophe se plaint d’une gonflante ritournelle qui passe à la radio. Ce ne sont pas tant les paroles, confie-t-il à Paulo. Si on écoute attentivement ce qui se dit dans les plus grands morceaux de jazz, c’est à se taper la tête contre les falaises. Non, c’est l’ensemble, c’est l’unité, pardon d’y revenir – geste de Paulo. C’est le tout qui est lamentable. Et le mot est faible. Tu connais Adriano ? Le morceau préféré de mon chat, il croit que je ne le sais pas. Léon cède à une seconde d’hilarité attendrie qui cloue Paulo à son ballon. On s’en aperçoit et se justifie d’un étirement du bras inconsciemment emprunté à Charles Aznavour quand il chante EMMENEZ-MOI au bout de la terre, et qui étreint à peu près tout le café, le coin de la rue, potentiellement la vieille capitale qui serait, vrai, un peu moins pénible au soleil. Et si on lui faisait un sort, à ta baguette rustique ? Le pain est rompu.
Un croûton plus tard, Léon crache comme malgré lui C’est pas dégueu le pain de bourge. À cette apocope, Paulo va prot…, nouveau balayage arménien du bras. C’est pas un reproche, ma famille aussi. Quelques crans en-dessous, j’imagine. De la toute petite bourgeoisie. De la graine de, la pire. Paulo mâche sa mie en silence. Ose quand même une question dont Léon se répète la fin afin de gagner du temps. Des idées capables de révolutionner le monde[1] ? Non, je ne vois pas. Déjà, si j’arrive à avoir un truc de 1000 balles pour 800, c’est bonnard. J’ai été élevé comme ça. Comme je disais, ajoute-t-il les yeux modestement baissés, mes parents étaient commerçants. D’admiration, Paulo siffle. Alerté, le garçon tourne une tête concernée qu’il rengaine aussitôt quand il constate qu’il n’en est point l’objet, du sifflement, contrairement à tout à l’heure. Il a beau en déduire in petto que les mêmes effets ne découlent pas uniformément des mêmes causes, le voilà bien chagrin. En attendant, la baguette a disparu.
15.
Alors quoi, vous n’entendez plus quand on vous siffle ?
C’est Paulo qui veut payer l’addition. Le garçon ainsi sifflé pour la seconde fois de sa carrière en un seul jour, le même, sent s’effondrer son chancelant château de certitudes. C’est besoin d’air, soudain. Jet de tablier, prise de veste en daim doublé chamois, on est frileux ou on ne l’est pas, lancé de mots à peine ambigus en la circonstance, Adressez-vous à mon collembole, a dû sauter une ligne de son Petit Larousse, en couleurs pourtant. Fuite éperdue. Solitaire débandade. En rentrant chez lui, c’est sûr, ce jeune homme pacifique égorgera son canari.
Enfin hors du rade. Je n’aurais jamais cru qu’ils y arriveraient. Dans la rue, comment ne pas se sentir à la rue. Cette question qui lui brûle nez et oreilles, à moins que ce ne soit le froid devenu incisif, Paule ne la pose pas à Léon par peur du ridicule. En quoi il a tort. Le philosophe lui répondrait avec plaisir et justesse et clarté, peut-être même avec respect, peut-être pas il est vrai, on n’en saura jamais rien. En ce moment, sans raison apparente, un proverbe à la con le met à la torture,
Qui mange trop de porc mange sa mort
Quel rapport Qui mange trop de porc mange sa mort avec les souvenirs d’Okinawa qui revenaient tout à coup en foule ? Léon se demande.
En direction de la Seine, chacun rumine ses propres paradoxes. À défaut de cigarette, il a négligé de s’en rouler une dernière pour la route, Léon mâche un chewing-gum, pour la littéralité. Paulo, aérophage, rien. Toute la palette, on peut le dire, j’ai tout vu à Okinawa. Et Léon de récapituler quelques pages de son séjour dans les îles du midi, pas plus tard que l’année dernière, en compagnie de Vaillant, Tom et Sasha. Il en vient à convoquer au tribunal sévère mais juste de sa mémoire les étals marins du fameux marché couvert de Mutsumibashidori à Naha. Des tableaux dignes de Bosch. De la pescaille turquoise et or. Les poissonniers avaient fait dans l’eugénisme – on avait viré les ternes, pas le moindre silure, nulle lotte ; que du mercure, de l’opalin. Vaillant prenait des photos avec son polaroïd, il épaterait sec à la rentrée. Du tétradon comme de l’albâtre. Du vermillon aussi, du rose saumon (qui n’en était pas). Avec des écailles de ce calibre-là, on aurait pu tapisser les murs d’un palais chinois, restaurer la chapelle Sixtine, refaire ma chambre. Des espèces majestueuses, impérieuses jusque dans leur masque de mortes. Avaient l’air séculaire. L’une poussait jusqu’à porter, inscrit à la craie sur l’ardoise de rigueur, plantée dans une forêt d’algues noiraudes, le titre vénérable d’oba-chan, grand-maman. Des bêtes à peindre. Des hures de cochons aussi. Tiens, ça revient. Avec les oreilles qui vont avec. Ça alors, ce fut occulté, c’est revenu. Qui mange trop de porc. Ce n’était pas sorcier. Le dicton franchouillon peut aller se tapir dans un coin de néant d’où il n’aurait jamais dû sortir. De joie, Léon crache sa fraîcheur de vivre mentholée dans le caniveau. Tête libre, il se tourne vers son nouveau poteau Paulo, qui ouvre une bouche pisciforme. Dites-moi, une question me triture. Léon hausse un fin sourcil alerté.
[1] Appel à la lectrice, au lecteur : si vous en avez, écrivez-moi d’urgence.
16.
Cette aiguille, ne me dis pas, c’est Étretat ! Cet hibiscus, vois, le même qu’à la maison ! On dirait deux frères !
Voir, c’est comparer. La mère de Tom s’émerveille à chaque mètre cube, c’est si exotique et si familier à la fois, Okinawa. Si loin si proche, résume le père, placide. Sasha nage, là-bas, en silence, comme c’est l’usage. Depuis la plage, Tom la surveille, admire le métronome de sa brasse coulée, véritable invitation au menuet, respire à son rythme, se repose un peu de ces vacances pépères. Il ne manquerait plus que ses parents se rappelassent que c’est son anniversaire.
De l’autre côté du globe, Léon pressent une catastrophe d’une autre nature et ça ne fait pas un pli, les futurs mots de Paulo viendront s’accorder avec le fond de sa pensée, noir comme une tasse de café. Cette synchronie ne sera pas sans beauté, Léon appréciera et ça le fera moins souffrir. Question de Paulo : Ça ne fait pas un peu mal, tout ça ? Et Paulo d’esquisser un geste flou en direction de l’avant-bras de Léon, espérant lancer un débat sur les avantages et incommodités du tattoo saurien monochrome. Voilà, c’est fini. Il suffira de l’avoir formulé. Juste au moment où l’on se mettrait à fraterniser, l’interro-négative qu’on aurait oubliée tellement on aurait décollé dans des sphères idéelles, entendons-nous, réelles, aura refait surface à coups de glouglous nauséeux. On n’en sortirait donc jamais. Léon sera carrément soulagé.
On approchait des quais. Vite, négocier au meilleur marché une lampe tour Eiffel à la boutique de souvenirs et on aura moins jeté sa journée par les fenêtres. Paulo sent bien qu’il a fait une boulette mais ne dispose d’aucun indice, pas ça, zéro. Il se mord la lèvre, ou est-ce de nouveau la température foireuse. Il glisse sur les pavés polis par la pluie. Il pleut plus souvent qu’à son tour dans cette ville – serait-elle jumelée avec Rouen ? Il regrette, il soupire. Il contemple d’en bas où il a irrémédiablement chu cette amitié haut perchée morte dans l’œuf. La tête lourde, le cœur lourd, il sait que c’est trop tard. Encombré de lui-même, il tourne le cou de côté et d’autre. Il mouche ses oreilles, tend son casque intégral à Léon. Adieu.
17.
Le type était presque parfait. Compétent dans son art a priori, incomparable siffleur a posteriori. Et puis à l’écoute de l’autre, ce qui ne gâtait rien. Pourquoi avait-il fallu qu’il la ramenât avec dans la question sitôt annihilée, amen, la surestimée négation ? ‘ttention, bémol. Ces quêtes qui commencent par pourquoi, Léon les évite, se concentrant plus volontiers sur les comment, on s’y retrouve davantage. Ne comptons donc pas sur sa bonne volonté pour répondre aux pourquoi : comment va-t-on lui arracher la dent de sagesse qui pêche et non pourquoi. Comment apprendre à parler japonais et non pourquoi. Comment trouver un nouveau PC dans les limitées limites de sa bourse et non pourquoi. Sans quoi l’on s’enferrerait, l’on n’en sortirait plus, si tant est que le besoin de s’en sortir se fasse un jour sentir, ce qui ne tombe pas sous le sens, non, encore un truc qui ne va pas de soi.
Certes, ce n’était pas les cobayes qui manquaient dans cette capitale européenne un peu surestimée elle aussi mais pour une fois que Léon trouvait interlocuteur à sa taille, il aurait dû prendre sur lui, il aurait dû répondre. Ça ne fait pas si mal, allez, mon vieux. C’est un trip singulier. Tu dois connaître, tu as la mine d’un qui fréquente les clubs SM, non ? À tout prendre, c’est surtout douloureux pour les oreilles car Alex chante quand il tatoue, faut-il le rappeler ? faux, faut-il insister ? Mon Chin ne le supporterait pas… Léon sourit.
En vérité… un instant… Salut à toi ! C’est Delcour qui rapplique. Léon en lâche le sourire et le paquet qu’il tenait, il faut le dire, pourquoi le nier et comment, un tantinet nonchalamment entre l’annulaire et le majeur, histoire de se muscler ces deux doigts-là – il n’est pas de défi idiot tant qu’on sait que ce n’est qu’un défi – avec lesquels parfois, déjà, il s’exerce à fumer, en hommage à Georges Perec. La lampe tour Eiffel acquise dans les minutes précédentes au prix d’un marchandage éprouvant, blottie en fausse sécurité à l’intérieur d’un emballage à la va-vite – pas la moindre pellicule de papier bulle, où va le monde – éclate. Au bruit répercuté, pas le moindre doute, éclate. En quoi était-elle donc ? Delcour considère la chute avec gravité. Ah sacredieu ! sacredieu ! Voilà une chose réduite à… peu de chose ! Sur quoi il s’esclaffe, comme égaré. Ça va quand même ? Léon désigne le paquet à terre. Comme ça… Que viens-tu faire dans cette portion de la ville ? – Je te cherchais. – Ah bon ? Pourquoi ? La langue a fourché. La suite se perd dans les dédales qu’on imagine, aussi sombre que ceux de Selling.
18.
Pas en amazone, papa, s’il te plaît ! C’est demandé si poliment. Ça lui plaisait pourtant, avant, à Vaillant. Mais la dernière fois que son père l’avait accompagné en moto à l’école, un merdeux lui avait demandé si ça ne serait pas une tante, des fois, son père. Un merdeux qui faisait deux fois sa taille et avait moyennement apprécié le médiéval de mes deux que lui avait répondu Vaillant. Nez cassé. Depuis, comme son petit gars compte d’autres histoires à son actif dans le cadre riant de l’éducation, Léon consent à emprunter la pose califourchonne. Il a ce jour rendez-vous avec le professeur d’anglais. Lors d’un devoir sur table, l’une des questions étant : Can you speak Japanese ?, Vaillant avait écrit de sa plus belle plume, un stylo acheté à Okinawa aux vacances précédentes : Yes, a little. Que le professeur interpréta comme une provocation. De là, convocation expresse de Léon. Attends-moi là, je reviens.
Il sait dire Konnichiha Oyasuminasai O-genki desu ka Gochizosamadeshita O-jamashimasu Bokuha Vaillant to môshimasu Mata ashita Omoshiroi desu Daisuki desu Sônnano Kawaina Pekopekoda mais pas de poisson froid Ryoshin to isshoni sundeiru, kimi ?… Oui, il sait un peu parler japonais, explique Léon presque calmement à la bombe anglophile qui l’écoute, battant en retraite lentement mais sûrement, doucement et à retardement, mais comment pouvait-elle savoir. Je ne savais pas, je suis désolée. Pendant ce temps, Léon se raisonne, intéressante aujourd’hui, ennuyeuse demain, bref, un être humain, respire. Qui sait si en plus, elle ne serait pas du genre à faire changer son assiette au resto, sous prétexte que le steack n’avait pas l’air sympa. La vie et ses dangers redoutables. Mais il y a autre chose, reprend la bombe humaine suspectée du pire, on ne pourrait pas un peu lui couper la frange, il n’y voit rien, c’est clair. Là, Léon se fait double lame parce que soudain, ça suffit comme ça, il faut trancher. Pour les questions d’esthétique, voyez avec la mère. Sur quoi il la quitte. Très fort. Car se retirer n’est pas rien. Le retirement fait événement. De plus en plus fort.
Elle est pas mal, sinon, la prof d’anglais ? insinue Vaillant, je veux dire physiquement. Léon se fait un devoir de corriger son incorrigible bambin. Dis plutôt que toi, tu la trouves pas mal. Un autre pourrait certainement y trouver à redire. Qu’est-ce qui nous permet de dire que telle ou telle chose est belle ou laide, telle personne séduisante ou non, sur quels critères ? As-tu déjà réfléchi à la question, ô chair de ma chair ? Vaillant demeure songeur. Tu la trouves moche ? Léon est tout sauf un lâche. Je n’ai jamais dit ça.
19.
Et si on revivait ensemble ?
Vaillant remet ça, cet après-midi de novembre, et si c’était dimanche, soleil comme une orange, une vraie splendeur, en plus le prof de maths est malade pour un mois. Je ne suis pas vivable, répond Léon, touché en plein foie. Et que dirait ta mère ? Cette façon que tu as, parfois, de négliger autrui. C’est que j’en ai un peu marre d’être trimballé, tu comprends. Si on se faisait un coca ? concilie Léon pour gagner du temps. Et puis calmons-nous. Rien n’est établi. D’abord deux verres, ça c’est du solide. Pas celui-là, on déjà bu dedans hier et ça l’irrite, deux soirs de suite, allez savoir pourquoi, ça pourrait même le miner, il est de ces choses qu’on ne réforme plus. Ce qui n’est pas, n’est guère, donc tout va bien. Ce qui n’est pas ici est là, ou ailleurs. Penser à racheter du coca, c’est pas avec ça qu’on pourra rhabiller le petit. a = a. Ce qui est est, et plutôt deux fois qu’une. Où est passé le citron, c’est dur un coca sec, ça fait période de disette, ce frigo est en manque et Léon au bord de l’ataxie. Qui pour vivre avec lui quand lui-même la trouvait déjà un peu saumâtre ? La vie commune avec Paulette avait duré douze ans, sans vagues, agrumes dans le compartiment à agrumes, glaçons renouvelés à mesure dans le congélo, quel continuel ébaubissement quand il y pensait, le plus rarement possible, il est vrai.
Mais si nous vivions ensemble à nouveau, mon garçon, juste tous les deux, toi et moi contre le monde entier, je veux dire sans personne d’autre – Chin qui semblait roupiller tique soudain furieusement – j’insiste à dessein pour que les choses soient tout à fait sans équivoque entre nous, j’aurais peur de t’oublier au rayon surgelés du supermarché, je craindrais que tu ne t’en ailles avec l’eau de la baignoire, je redouterais qu’une main sorte de la télé pour te gober dans sa gueule de neige sale, je vivrais dans l’épouvante dans l’épouvante, ce serait l’épouvante absolue. Telles, les terreurs exactes qu’il ne peut confier à son fils. Chin écrase une larme télépathe.
Le soleil rougeoie. Vaillant sirote son coca sans rondelle sans commentaire. Léon admire sa grâce. Ne pourrait-elle, cette jeunesse, changer le cours des choses de la vie ? Ne pourrait-elle mettre quelque cohérence, quelque continuité dans son existence ? Certes, on n’est pas obligé d’habiter avec les gens qu’on aime mais ce n’est pas défendu non plus. Vaillant lui propose ni plus ni moins de revivre. Ça mérite tout de même réflexion, on va réfléchir.
20.
La pensée de travailler pour vivre n’a jamais été et ne sera jamais pour Léon un sujet de crainte ou d’horreur. Au contraire, le magasin lui procure ce qu’il faut pour la tranquillité de l’esprit, à commencer par des horaires. Une bouée millimétrée à laquelle se maintenir à peu près gentiment par tous les temps. Mon frère n’a jamais aimé l’eau. Je veux dire mon frère n’a jamais travaillé de sa vie. Des stages, oui. Une espèce de stagiaire professionnel entretenu par les parents. Comme ce sont aussi les miens, ils ont plus ou moins mauvaise conscience par rapport à ça, ils m’arrosent aussi. S’ils donnent à l’un, ils donnent à l’autre, c’est plus fort qu’eux et quand ça tombe, on pourrait appeler ça du grand mécénat. C’est de cette façon et pas autrement que j’ai pu acheter le pavillon. Geste du menton vers la verdure, développé par une valse de la main, parachevée par la fumée de la cigarette, tout le monde s’y est mis, même Chin qui confirme d’un bâillement à la créature ici présente. Quelle créature ?
Quand il la vit la toute première fois, elle ressemblait aux Turcs épouvantés et surpris se précipitant les uns sur les autres, à elle toute seule, en mieux. Léon s’était dit tiens. De son côté, il avait tout de L’homme tiré par son cheval, du même artiste. Négligence de la part des étoiles, le dialogue n’eut pas lieu, quel gâchis.
Parenthèse. De toutes façons les filles, entre le travail et Vaillant, pas vraiment le temps. La bombe anglaise c’est déjà du passé pas prêt de revenir. Elle a rejoint au pas le régiment des événements qui n’ont jamais eu lieu – bien que rien, absolument rien, si on y pense, ne puisse lui ôter le fait qu’elle a joliment désarçonné Léon l’espace de quelques minutes, ce qui constitue sinon une révolution du moins un petit événement. Mais on n’allait quand même pas suggérer à Vaillant de réitérer l’histoire. Elle appartient au rêve, peut-être même à un autre. On n’appartient qu’à soi-même, on est libre, on est ce qu’on devient, juste, je me comprends, le genre de salades qui ne décollent jamais.
Rencontre il dut pourtant bel et bien y avoir un jour quelque part entre la pittoresque personne devinée dans les deux premiers paragraphes, sinon que ferait-elle ainsi assise dans le canapé du salon, mine de rien matée par le matou maison et le philosophe omniprésent depuis le début de l’automne. Ce n’est pas une question. Au fait, nous sommes le 22 novembre, un temps d’une douceur, c’est bien simple, on ne sait plus comment s’habiller, croyez-le ou non, je suis hier allée au cinéma en T.shirt.
21.
Quand elle a choisi un verre de vin blanc quand il lui a demandé ce qu’elle désirait quand survint l’heure de poser ce genre de questions civiles, elle a ajouté les yeux rieurs Dionysos n’est pas un mauvais dieu. Léon soupira. J’ai déjà sacrifié plus souvent qu’à mon tour entre 15 et 25, maintenant, j’ai viré soda. Plus de vodka, plus de viski ou c’est la ruine de la machine. Elle, discrète, se jette sur son verre à bière de chardonnay chilien. Ce qu’elle aime dans le vin blanc, ce sont les reflets changeants. Oui oui, opine du chef Léon, je trouve ça plus probant dans le scotch mais d’accord oui, si tu veux. Musique.
Elle s’appelle Paula. Elle l’aborda devant la fontaine Delacroix en lui demandant du feu. Il faisait radieux, Léon avait eu envie de marcher un peu avant de rentrer chez lui. Il la reconnut aussitôt, de quelque part dans le quartier, il venait d’être attaqué par Delcour et elle n’avait pas l’air bien non plus. La beauté on a tout dit là-dessus, qu’elle vous convulse, qu’elle vous assaille le cervelet à coups de pierres ou quelque chose de similaire et de nocturne. En vérité, belle ou non, cette demandeuse de feu lui plaisait beaucoup, il n’avait pas envie qu’elle disparaisse tout de suite. De fil en aiguille, ils comparèrent les divers mérites de cet endroit et de son homologue Médicis. Envisagèrent ensuite l’ajout de quelques cascades extrême-orientales, pour le fun. Elle aussi, le Japon, les jours si souvent bleus, une météo si clémente, à condition de mettre de côté tremblements de terre et autres raz, Seigneur, quel pays. Car un ciel couvert l’abat profondément, c’est toute la vie qui devient couvercle, c’est à oublier de respirer. Elle a un manomètre à la place du cœur. Mince, une Nietzschéenne. Léon les repère de loin, d’habitude. Ce n’est pas que ça le déphase, il nourrit justement certain respect pour le philosophe röckenois. Mais il a déjà tant à lutter lui-même contre lui-même. Il faut se raisonner, Paula (quel prénom exquis), on ne va pas se laisser faire par ces contingences. Faut voir au-delà, goûter le bleu temps quand il y est, saisir comme la vie c’est la vie, mais ne pas tourner casaque avec la grisaille. Elle n’est d’ailleurs pas dénuée de charme, je trouve, et si vous le permettez, Paula, elle est même susceptible de mener à la griserie. Mais qu’est-ce qui m’arrive de lui dire vous, se sermonne intérieurement le philosophe. Paula digère d’un sourire modeste cet élan poétique rythmé par le clapotis de la fontaine. Léon se racle la gorge en considérant, qu’est-ce qui m’a pris, le sable sur ses baskets. On pourrait parler philo, si tu préfères.
C’est ainsi qu’à cette heure, Léon raconte quelques bribes de son existence à Paula qui sirote son verre. Fille unique, elle a quelque difficulté à concevoir comment on peut parvenir à la détestation fraternelle. A dû occulter quelques pages de l’Ancien Testament. On croit savoir mais je crois qu’on doit toujours réviser ce qu’on sait. C’est mon seul credo. Je te parle de ma famille, c’est un exemple élémentaire, je ne suis pas sûr de la connaître du tout. Ce que pense ma mère, au fond, comment vit mon frère. J’ai un ami qui habite au Japon, c’est surtout lui mon frère. Tu restes dormir ?
22.
Léon sort avec Paula. Peut-on dire sortir quand ils passent le plus clair de leur temps dans la réalité du salon. Non, je ne suis pas certain d’avoir déjà seulement commencé à penser. Penser quelque chose, c’est penser autre chose, il paraît que c’est un saut. Or, ce saut dans la pensée, je ne l’ai pas encore accompli, je n’en suis même pas à l’élan, je rame, je n’ai pas encore atteint la berge, je rame. Léon a un peu chaud, soudain. Il se lève, il sourit, il s’excuse. Il reste pas mal de chemin à faire, j’ai pas fini de tracer. Un coca ?
Au Moyen-Âge, on sauvait son âme en disant son chapelet un certain nombre de fois. Paula manie l’ironie. La plupart du temps malheureuses comme les pierres, sujette au syndrome d’abandon pour un oui pour un non, l’ironie la console de presque tout. Léon secoue la tête un peu dans tous les sens. Apaisant est ce mouvement. Non, j’ai du mal avec la religion catholique. Je n’ai pas réussi à régler ce problème, je ne parle même pas de le résoudre. J’ai un peu mis ça de côté, le pape, le Vatican, de côté, le vendredi saint, de côté, les menus cabillaud pané de la cantine, plus tard, je verrai ça plus tard, il n’y a pas urgence. – Je plaisantais. – Je sais, je comprends, ça peut m’arriver à moi aussi quoique non, moi c’est plutôt la musique. Moi, soupire Paula, j’aimerais que la vie s’écoule mousseuse comme un frais champagne. Quelle bourge, quand même. Où a-t-elle grandi ? Touille-t-elle la salade ou la fatigue-t-elle ? Quelle charmante, pourtant. Léon s’y perd. Il a froid. Il ferme son gilet d’un geste dandy qui lui est familier mais peut sembler estrange à un public non averti. Une limonade ?
Éloge du chardonnay plutôt, à défaut de champ’. Un grand vin, un vrai, un dur, plein, sûr, ample, vivace et bel comme aujourd’hui. Épanouissement et intensité, arômes mêlés de poire, de fruits confits et d’amande grillée, sans oublier la malice, c’est si rare, la malice. On joue sur du velours, tu saisis ? Oui, toi tu aimes le vin. Léon s’incline et surenchérit. Ça stimule, ça rafraîchit et ça détend, je connais, j’ai eu connu. Surtout ça coule sec, ça n’en finit pas de s’écouler, quoi, ça donne un rythme à chaque jour de notre vie ingrate malgré ses moments privilégiés.
C’est drôle, je t’aurais cru plus timide, moins assuré, plus rentré, moins disert, plus timoré, moins discursif. Flairant qu’on le soupçonne de frivolité et digérant moyennement le rentré qu’on vient de lui sortir, même contrebalancé par l’adjectif suivant, le mécréant accepte de la boucler deux secondes dont profite aussitôt la perfide pour un baiser éloquent. Ce qui ne nous tue pas, etc. Merci d’y avoir songé.
23.
Peut-on tout se dire dès le début d’une relation duelle ? Le silence, ce n’est pas mal non plus, qui offre pleine liberté quant à son interprétation. Toute la gamme on peut lui faire chanter, puisqu’il n’est pas un silence mais une infinité. Paula attendra donc le sien, le bon, à savoir, au bout du rouleau, suicidaire, le silence prêt à rompre. Elle pourra ainsi livrer à Léon son second secret. Le premier non, c’est comme ça. Mais déjà, rien qu’avec le second, seule sa mère est au courant. Léon s’en trouve soudain gêné, soucieux des conséquences de cette confiance débordante, aurait-on par hasard quelque visée matrimoniale, vraiment il s’inquiète, expectant le pire. Avec un rien de méfiance dans son attention, il verse à Paula un verre de champagne, une folie, trop tard, que va-t-elle aller s’imaginer à présent.
C’était pendant la première année de lycée. J’avais un chien que j’adorais mais gueulard. Une race naine, teigneuse, une monstruosité. Ami des sciences, Chin s’approche, intrigué. Il n’acceptait aucune personne étrangère dans l’appartement et le cas échéant, hurlait jusqu’à la fuite du visiteur. Un jour, après le départ précipité d’une amie, je ne sais toujours pas ce qui s’est passé dans ma tête, je crois qu’elle était vide quand j’ai rempli la bassine et attrapé le chien par la peau du dos, muet le chien, soudain. Petit rire nerveux. Je lui ai mis la tête sous l’eau et j’ai maintenu la pression, un temps infini. Les gens useront toujours de ce mot à tort et à travers, râle Léon à part soi, rien à faire, on ne pourra jamais changer ça, en tout cas, pas moi ; ce n’est pas à moi de m’en charger. Tu veux dire, un temps difficilement appréciable, tu ne veux pas VRAIMENT dire infini, tu ne peux pas vouloir dire ça. Petit rire anxieux. Tu veux dire indéfini, c’est ça ? Paula fixe au loin un point indéfinissable. Ça ne marchait pas. Il ne se laissait absolument pas faire, ce n’était qu’une toute petite chose, trois fois plus petite que ton Chin, mais il ruait, il ruait sans discontinuer. L’image plaît au philosophe qui se détend, c’est très joli ce que tu viens de dire. C’était trop long, comment font les tueurs, il luttait à mort. En tout cas, ça a fini par me réveiller parce que d’un seul coup, je l’ai retiré de l’eau et je lui ai crié dessus, je jouais la comédie, tu comprends, comme si c’était une punition comme une autre, je lui disais qu’il l’avait bien cherché, tous les clichés qui traînent et forcément ça me faisait rire, je l’avais sorti à temps, je m’étais sauvée à temps et je l’engueulais de plus belle, tout en le frictionnant avec une serviette. Ben oui, fait Léon compréhensif, l’aurait plus manqué qu’il attrape la crève… Paula rit car elle y avait pensé, elle aussi, sur le moment, en ces termes exacts. Et puis je l’ai déposé devant le radiateur, je me suis couchée près de lui, je l’ai pris dans les bras et là, on n’a plus rien dit en attendant le retour de ma mère. On s’est assoupis.
Léon trouve ça très fort. Tandis que Paula se masse la nuque, encore sous le choc vingt ans après, Léon est ému. C’est bien, dis donc, c’est drôlement bien. C’est du passage à l’acte. Chapeau.
24.
Une quantité de possibilités et pourtant, rien de clair. J’allais dans tous les sens, j’aurais bien fait pilote mais vu mes yeux, j’ai fait de la communication, de la guitare et de l’anglais, tout ça avant de la rencontrer. Je tentais des expériences extrêmes, ma mère ne me reconnaissait plus, j’ai même été vendeur. J’étais partout à la fois. Et puis un jour, j’ai fait sa connaissance. Elle est venue à moi, comme ça. C’est elle qui m’a fait réfléchir sur des trucs qui pour moi allaient de soi. Depuis, je ne suis plus nulle part mais je me sens mieux. Oui, une sacrée rencontre ce fut, la philosophie. Comme une exhalaison de soulagement sourd du canapé. Timide comme un moineau j’étais, avant de la connaître, poursuit le philosophe sans s’émouvoir. Les gens de mon âge faisaient du théâtre pour se dégourdir, mais c’est littéraire le théâtre et moi, la littérature. Ce n’est pas que je sois contre non plus, n’exagérons rien, mais ça ne m’est pas destiné, ça ne me concerne pas directement. Il n’y avait que la philo pour me sauver, pour m’apprendre ce dont je me doutais ou pire, ce que je savais déjà, et donc, me prendre par la peau du col et me forcer à chercher et à redécouvrir ce que j’avais déjà trouvé. C’est quand même over top d’avoir un interlocuteur autre que soi-même, on ose formuler les choses, dit en ce moment-même Léon à Léon.
Quoi, par exemple ? Donne-moi un exemple. Léon s’en roule une petite, histoire de donner un tempo à la conversation. C’est le silence qui fait le discours, taisons-nous une minute, pour voir. Certes, si on prête l’oreille, on discerne Pannonica qui joue en solo et en sourdine mais quelle chance, ça ressemble justement à du silence. Et quand le zippo zippe comme un appel, c’est le signal, Léon expire sa réponse dans un ruban de volute blanchâtre, pas mal. La dimension évanouissante de l’existence, entre autres. Pas mal du tout.
Ensuite, et seulement ensuite, j’ai rencontré la mère de Vaillant. Et après, oui, exactement dans cet ordre de succession, Vaillant est apparu. Il n’y a pas de hasard. Lui aussi, je l’ai rencontré. Ma vie est faite de rencontres saisissantes. Vaillant, je peux dire que c’est le côté passionnel de mon existence, comme quoi je ne suis encore qu’un apprenti philosophe. Paula pâlit. Léon le note intérieurement et en profite pour ajouter, hop, une ligne à sa collection de questions portatives. Quelle dose de vérité un être humain peut-il supporter ? Comme il se découvre un peu plus gentleman de jour en jour, ou simplement un peu moins goujat, il se lève et propose de changer d’air, via sa 1300 rouge tirant sur le bleu. Un geste panoramique accompagne son offrande. Je t’emmène à Reims ? Il y a des bars à champagne local. Il y a la cathédrale, locale aussi. Enfin, c’est Reims, quoi. Coup d’œil à la pendule, froncement de sourcil. On peut y être en une demi-heure.
25.
T’aurais dû mettre un pantalon, constate Léon car Paula vient de se brûler la jambe en descendant de la machine de couleur incertaine au pot d’échappement traître. Ça commence bien. Déjà qu’en fait de bonheur céleste, Paris-Reims n’est qu’une plate autoroute absolument indigne d’intérêt, la vitesse une idée pas si grisante que ça concrètement, sauf que si on se retrouve à 140, et rarement consent-on à descendre aussi bas, on a un peu l’impression de se traîner, soit. Mais rien d’une joie sombrement espagnole telle celle qu’a cru lire Paula sous la visière de son adversaire, à quoi pense-t-il donc. Alors si en plus, on se grille le gras du mollet.
L’apprenti philosophe se tait, dans l’attente des deux boissons euphorisantes censées advenir incessamment, l’une citronnée, champenoise l’autre. Même pas eu peur ! dit Paula pour dire quelque chose. En quoi elle eut peut-être tort, énonce Léon d’un certain ton, à quoi pensait-il. L’air se fait plus rare autour de Paula. Les consommations arrivent, nerveuses. Et si on allait au cinéma demain ? Léon a l’air de compter les bulles de son coca. Impossible, c’est jour de ménage. Il en a pour la journée. Ce n’est pas la vraie raison mais ça se tient. Ce n’est pas la vraie raison qui est encore plus simple, il n’aime pas le cinéma (hormis Ichikawa Kon). C’est encore de la littérature, le cinéma, on dira ce qu’on voudra, Paula dira ce qu’elle voudra, c’est bonnet blanc et blanc bonnet, des échappatoires, des récrés, mais s’il lui dit ça, elle va encore perdre des couleurs, ce qui serait dommage. Elle semble sujette à toutes les crises et catastrophes possibles et imaginables. Elle est drôlement sensible pour une femme. Il avait d’ailleurs été séduite par cette chose sensible qui émanait de toute sa personne quand elle lui avait demandé du feu, il y a une semaine, devant la fontaine Delacroix qui s’émousse, pas très solide comme décor. Quel âge a-t-elle déjà, que fait-elle dans la vie, a-t-elle un but ? Léon ne se rappelle plus très bien, ça le déstabilise. Ce n’est pas sa faute mais elle lui fait perdre un peu de son équilibre. Il va peut-être falloir espacer les promesses de se voir, une fois par mois ça devrait aller. Et puis j’aime pas le cinéma.
26.
Celui qui ne donne pas la date et l’heure n’aime pas. On s’appelle avait dit Léon au sortir de l’autoroute, sans préciser. Celle qui aime, en revanche, et la passion ça la connaît, avait aussitôt offert le choix entre deux trois dates et heures possibles, demain matin, demain midi ou bien même, ce soir, et pourquoi pas maintenant ? Léon avait finement souri, négocié sur le même mode et on avait finalement opté pour le surlendemain soir, après le kung-fu.
Or, elle n’est pas là. Est-elle morte subitement ou serait-ce sa famille entière qui vient de passer ? Son serin aurait-il rendu l’âme, son repas ? Se serait-il déclaré dans sa salle de bain quelque fuite d’eau sauvage, de quoi paralyser une nature inquiète ? Un méchant bouton de fièvre alors ? Une nouvelle guerre ?
Quand elle avait abordé le doux sujet de ses futures préoccupations, une blonde à la main, devant l’impayable fontaine Delacroix, la fin du jour était d’une clarté adamantine. Comment prévoir que ça tomberait si vite. Si elle et Léon avaient rendez-vous devant le Bateau de fer en mort d’après-midi, la pluie aussi. Paula, ça lui faisait comme un accroissement de faiblesse, la pluie. La moindre ondée, comme une saignée ; bruine / ruine, ça rimait sec. C’est dans un état de déréliction avancé qu’elle avait murmuré au téléphone depuis chez elle pour prévenir mais le répondeur ne fonctionnait pas. Vainement elle avait alors crié contre elle-même les trois sortes de cris, le premier cri, le cri du milieu et le cri final, vainement elle s’était sermonnée Tu vas sortir, espèce de demeurée, et plus vite que ça, tu attrapes un pépin et tu disparais ou quelque chose d’approchant. On t’attend – qui est on ? En dépit de ces braves encouragements, elle garde les yeux rivés à la vitre tambourinant de gouttes funèbres. C’est comme ça, Paula pleut. Ambiance.
Léon attend au Bateau de fer devant un pepsi. L’erreur. Il finit par comprendre ce qui ne se voit pas, étant en train de se passer ailleurs. Il ne se dit pas Cette fille est folle. Il constate simplement qu’elle devient de plus en plus nerveuse en un minimum de temps. Ses yeux devenaient franchement électriques la dernière fois quand elle évoquait son dernier voyage en Italie du sud, la transparence de l’air, le bonheur smaragdin, décidément une Nietzschéenne. On approche de l’hiver, c’est pas la pluie qui va aller se raréfiant, mieux vaut ne pas compter là-dessus. Tout est peut-être de ma faute, avoue Léon à Léon. Puis sans transition, moi passe encore, mais Vaillant et elle, ça ne marchera jamais.
C’est à cause du chien, je suis sûre que c’est à cause de mon chien de quand j’étais petite, avait hurlé Paula qui perdait son français dans les forts moments d’angoisse. À l’autre bout du fil, Léon venait de proposer qu’on en restât là. C’est pas le lapin, c’est le chien ! continuait Paula, de plus en plus décidée dans ses associations d’idées. Au contraire, avait pensé Léon, au contraire. Un malentendu à faire sangloter tous les cailloux de la terre.
27.
Une semaine plus tard, c’est la venue officielle de l’hiver. De retour dans son antre, Léon trouve un mot de Paulette. Elle compte déménager en Suède, ce n’était pas sûr, alors je n’ai rien dit, pas la peine de faire de vagues, d’ailleurs l’air sera excellent pour Vaillant, ce l’est devenu, c’est pour dans un mois, veux-tu qu’on discute. On a beau accepter le réel, et le réel c’est tout absolument tout, le pour et contre, le robinet qui goutte, le tabac qui augmente, la mondialisation, la réélection de Bush, on en reparlera (ou pas), très datable est décidément cette histoire, la vie qui se dévide, le monde qui s’émonde, la radio hurlante du voisin, Mon fils ma bataille fallait pas qu’elle s’en aille oh oh oh, oui, on a même pu accepter la radio inepte du voisin pour aller jusqu’au bout des choses, et puis plus. Soudain plus du tout. Léon regrette à cette minute sur la table basse l’absence de pistolet. Il relit l’écriture ronde de Paulette. À supposer que la perfidie soit femme, elle l’est. Il lit et relit. La Suède. Pour un peu, il pousserait un cri en forme de rire. Il s’allonge sur le sofa, ressemblant furieusement à un Turc qui expire en mordant le bras de son ennemi. Fortunément, il ne s’agit que de son mégot.
Quels sauraient être les recours selon la loi ? D’union légitime il n’y eut point, certes. Mais acte de reconnaissance paternelle eut bel et bien lieu. Vite, consulter un avocat, voire… une avocate, sourit Léon à la table basse. La lueur maligne dodelinant faiblement dans l’œil du philosophe inquiète Chin qui s’approche à pas de géant. À perfide, perfide et demie, ricane Léon, puisque c’est une déclaration de guerre. Chin dépose toute une moitié de sa personne pattue sur le genou malingre de son maître qui le prend à témoin. Paulette a toujours fait dans l’outrance, vois-tu, dans l’extrême expressionnisme. Regarde-moi quand tu m’écrases. Chin s’affale de toute sa largeur, exténué par son saut sur le canapé. Léon poursuit à part soi. N’a jamais été homme à se déclarer, lui. N’a jamais erré par les rues en amant catalan, une guitare sous le bras, un billet doux dans la poche de son gilet. Combien de fois lui avait-elle reproché de ne pas savoir dire les choses, disant choses, pensant sentiments. Or, trop de sentiments divers partant dans trop de directions à la fois, autant la boucler, estimait Léon s’estimant sage dans son estimation. Tu ne sais pas dire, insistait Paulette. Elle disait dire, pensait sentiments, comme une fixette qu’elle avait.
Y voir clair ou pas. Se faire un déca. Être sûr de soi. Dégager le chat. Prendre son agenda. Appeler qui de droit. Combien ça coûtera, pas négliger ça. Ensuite seulement, contacter Paulette. Elle voudrait discuter. Sang du Christ ! Et pas de pistolet.
28.
Poulette m’allume grave. Je répète. Poulette me fous une grave allumette suédoise. À plus. CybergGustavperson. À 10000 kilomètres de là, Tom se gratte le front devant l’écran de son ordinateur. Léon perdrait-il les pédales ?
29.
La vie serait un circuit toujours le même mais Léon ne va jamais déjeuner deux jours de suite dans le même boui-boui. Après s’être retenu toute la matinée d’allumer ses cigarettes à même le mot de Paulette, il a rendez-vous ce midi avec Gérard, le gaillard qui dans le désordre l’initia au kung-fu, lui présenta Paulette et, quand il se mit à la mandoline, lui fit cadeau de son harmonica, tiens où avait-il disparu déjà. À la fac, Gérard avait fréquenté le même cours que Léon et Tom, puis avait déserté assez vite parce que trop chaud ce garçon non, avait subodoré le professeur de philo. Trop épris d’une fille pour se concentrer, avait admis Gérard. Il faut de la passion. Tout mouvement digne s’effectue par passion, avait-il lu quelque part. Sinon, c’était un être plutôt bonasse qui de surcroît, sous sa longue chevelure orange bien mûre et ses cols roulés rouge vif, se débrouillait vraiment très bien en arts martiaux. Ils avaient choisi l’Italien qui faisait le coin et commandèrent derechef des plats viandeux.
Léon louchait sur les diverses reproductions crasseuses punaisées sur les murs. Tous les problèmes de l’art ont été résolus au XVIe, la perfection du dessin, de la grâce et de la composition par Raphaël, la couleur et le clair-obscur, c’est le boulot du Titien et de Véronèse et basta. Pourquoi n’a-t-elle pas choisi l’Italie ? C’est top, l’Italie. Gérard respectait son silence. Ça faisait plaisir de se revoir après quelques semaines. C’était bien, la Somme, mais un peu plat. Certes, il baisait toute la journée mais à la longue, ça aussi, ça devenait un peu plat. Paris, quand même, les Parisiennes et leurs talons hauts. Et puis il fallait bien toucher le RMI (futur père du RSA). Léon sortit de sa contemplation, sa main trouva son tabac – Fumer bouche les artères et provoque des crises cardiaques et des attaques cérébrales, grazie mille. Il leva la tête et sourit à Gérard qui résuma son escapade, comme si ce n’était pas du même fricot chaque année. Il était tombé amoureux et avait fugué vers d’immenses plages désertées (geste) avec sa belle (bis). Était revenu juste à temps au bercail où l’on avait pardonné, une fois de plus. Paméla est formidable, tu sais. Comment peut-on juger ds gens ? Gérard était un pote, point barre. Léon orienta la conversation sur une ex de ce garçon qui plaisait tant aux filles. Profession : avocate. Tu la vois toujours, Victoire ? Non, Virginia, elle s’appelle Virginia. Dommage, j’aurais préféré Victoire.
30.
Combien reposant d’avoir des antipodes à soi ! Face à Gérard, Léon se sent en vacances. Un tête-à-tête avec ce rouquin et c’est les Alpes. Il prend un bon bol d’air pur, heureux de sentir l’altitude, bien campé sur son snowboard, à respirer l’odeur entêtante des mélèzes. Ou bien il a trop fumé. Il faut dire qu’il n’a pas tous les jours l’occasion de converser avec un type aussi timbré, tombé tombeur malgré lui, quelle croix intéressante. Il suffit en effet que Gérard repère certaine silhouette dans son sillage pour avoir envie d’en savoir plus long. Et ça marche. Angélique, Sylvie, Adrienne, Émilie, la liste est longue avant et après l’avocate auprès de laquelle notre philosophe aimerait bien demander conseil mais plus tard, rien ne presse. Émerger dans une mer de filles inabordables serait pour Gérard l’équivalent de mourir de soif en pleine mer. C’est d’ailleurs l’image qu’il essaie de formuler par écrit sans y être encore parvenu car, artiste maudit, il se cherche encore. Loin de Léon, ces élans irrépressibles, on sait combien c’est un être rétif à tout enthousiasme, un mec qui se tient, plus curieux de son désir que de l’objet de son désir. Or, il apprécie assez la douce folie de son vis-à-vis pour apporter de bon cœur quelques citernes à son moulin quand d’aventure il bat de l’aile. Comme à cette heure. Pourquoi s’en irait-il courir les plages du nord en cette saison, sinon ? Je ne comprends pas comment je peux faire ça à Paméla, je ne me comprends pas moi-même, tu imagines ? Tu crois que je suis dingue ? Quelle clairvoyance, songe Léon qui se lance. N’aimer qu’un seul être est barbarie car c’est au détriment de tous les autres, fût-ce l’amour de Dieu. Gérard reste sans voix. Un peu gêné par sa grandiloquence et l’effet qu’elle a produit, trop d’efficacité nuit parfois, gare, Léon souffle sa source à voix basse dans un impeccable rond de fumée, espérant calmer le jeu. N’empêche, Gérard est atteint. Se demande s’il faut y croire, ce serait trop beau, non ? Léon ouvre généreusement les bras, ce qui le fait tousser comme un perdu. Il faut s’accommoder et vivre à sa façon, c’est tout, tu aurais un Kleenex ? Merci. Et puis c’est ton caractère. On ne change plus guère à nos âges, je pense. Gérard hoche la tête, les yeux vides, songeant peut-être qu’il a quelque chose comme dix ans de moins que Léon. Bon, je croyais que tu allais me parler de Virginia. Gérard rosit et transperce son dernier morceau d’escalope avec une cruauté qui fait plaisir à voir.
31.
Je dis une fleur, passe. Mais pourquoi UN amour de fromage masculin et le vert paradis des amours enfanTINES féminin ? demande l’enfant. C’est comme ça, c’est comme les gens, ça change, c’est selon. On va dire des gens sots mais de sottes gens, et remarque bien que ce seront les mêmes. Personnellement, et ça n’engage que moi, je te conseillerai de dire des personnes, c’est plus classe. En attendant, retiens ton exemple par cœur et récite-le-moi pour voir. Certaines amours sont fugitives. Pas mal, fais la liaison. Certaines zamours sont fugitives. Eh bien voili, c’est pas plus compliqué, trinquons, bonhomme. C’est à cause de moi que tu ne sors plus avec Paula ? Léon est soudain très reconnaissant à son canapé d’exister et d’exister si proche, si fidèle, si avenant finalement sous ses allures de vieille merde. Il s’y laisse choir et adopte l’air neutre qui lui va si bien. Non, c’est à cause de moi. Et puis un peu d’elle aussi. Après quoi il fait claquer sa langue. Fameux, dis donc, ce coca en promo.
Mais le philosophe ne doit pas escamoter une chose comme si elle n’était rien. C’est ainsi qu’au cours du diner se posèrent les vraies questions. Comment vivre sans musique ? Descartes était-il superficiel ? Y a-t-il un principe sur lequel tout le monde s’accorde ? Comment au nom du ciel peut-on s’appeler Paméla ? Le bonheur est-il un argument ? Apprend-on à être malin ? La connaissance de soi passe-t-elle nécessairement par la perte de soi ? Pourquoi 20 cigarettes dans un paquet ? Mange-t-on des omelettes norvégiennes en Suède ?
32.
Avant toute chose, sache que j’ai une confiance viscérale à l’endroit de la justice, quelle qu’elle soit, mais je n’ai pas le choix, avança Léon. Avec sa petite quarantaine joliment corsetée dans un rêve de tailleur en laine Arabica, Virginia était toujours aussi sexy chocolat. Intimidé en fut Léon, plutôt couleur caillou le jour du rendez-vous. Il se faisait à lui-même l’impression d’un qui viendrait prendre des cours de tag. Attristé, il constata qu’il vieillissait infailliblement, à savoir qu’il perdait de plus en plus souvent son humour de philosophe. Il commanda un soda sec, Virginia un thé citron, il l’envia. Elle ôta ses gants fraise. Qu’est-ce qui se passe ? C’était demandé si gentiment, comme s’ils s’étaient quittés la veille, certes ils n’avaient jamais été ensemble mais du temps de Gérard ils se voyaient de loin en loin, que Léon crut fondre en larmes, quel paquet de nerfs.
Après avoir attentivement écouté toute l’histoire, Virginia eut l’air affligée. Léon crut bon de faire son malin. Tu crois peut-être que c’est mon côté réactionnaire, que toute nouveauté me trouve toujours hostile et mal dispose… L’avocate l’arrêta d’un impérieux froncement de sourcil épilé très au-dessus de son œil noisette. C’était grave, Rien, a priori rien n’empêcherait Paulette d’emmener Vaillant au bout du monde si elle en avait envie. Il valait mieux discuter avec elle, creuser ses motivations, chercher un compromis. Oui, oui, l’Italie, comprenait Léon. Cette fois, Virginia sourit mais le soda était vraiment dégueulasse et Léon eut comme un trou à l’estomac. J’avais eu raison de me méfier de la justice et de ses prétendues réponses à la con. Les yeux dedans, Virginia touillait son thé. Léon essayait de se rappeler si elle l’avait sucré ou non. Un pot de fleurs artificielles lui cachait la soucoupe, il abandonna. C’est vrai, j’ai mauvais caractère, mais dans mon cas j’ai raison. Et puis ça me plaît de regarder le monde de travers et d’un air méchant. Je n’aime pas beaucoup les gens, de toute façon. Tu es chic, tu me files, comme ça, au nom de l’amitié, une consultation gratuite, je suppose que j’aurais dû te filer quelque chose comme 100 euros, c’est ça ? – Virginia lèche distraitement sa cuiller sans répondre au goujat – mais la plupart des gens sont des cancers. Moi aussi, d’ailleurs. Ce que je veux dire, c’est que toute fréquentation est mauvaise, hormis celle de mon fils, tu comprends. Virginia n’a pas l’insensibilité de l’azur et des pierres. Virginia comprend.
Au sortir du café, Léon dépose une bise sur la joue de la craquante avocate qui répète Parle avec elle. Alors que tout ce qu’il aurait aimé savoir, en son âme et conscience, tout de suite, maintenant et qu’on en finisse, c’est si oui ou non, c’était un bon coup, comme on dit, Gérard ?
33.
Issunsakiha, yami, recite Sasha en faisant sa gymnastique douce de future maman, on étire les bras surtout on étire superbement les bras en tous sens sauf naturels. Tom fait mine de l’accompagner, trop enrhumé, se mouche en cadence. Yami ?
Un pouce devant nous, les ténèbres, traduit Sasha littéralement. Souvent des gens tombent dans la rue et meurent sur-le-champ, extrapole-t-elle. En d’autres termes, qui sait de quoi demain est-il fait ? triomphe-t-elle. Tom acquiesce en silence. N’est-elle pas merveilleuse. En d’autres termes, est-ce que je la mérite. Il fronce les sourcils, éternue violemment. Oui.
34.
À l’instar de la nature, Vaillant a toujours eu horreur du vide dans ses poches. Depuis la toute petite enfance, il lui fallut à toute heure, surtout celle du quatre, des sols sonnants, des euros trébuchants. Léon se souvient du jour où il s’était résolu à lui annoncer la satanée couleur : si on peut retirer l’argent du distributeur, c’est parce qu’auparavant, on l’y avait déposé.
Les rendez-vous avec son fils constituent la plus heureuse ponctuation dans l’existence du philosophe, son souverain bien. On a beau frotter avec du sablon et du grès, ça ne part pas, cet amour-là. Pas question d’envisager de s’accommoder de ce quelque chose qui se trame et qui pour le moment a toutes les qualités du pire. Qu’est-ce que cette superstition selon laquelle on reconnaîtrait le bien à la peine qu’il apporte et le mal à la joie ? Serait-ce une mode ? Le monde deviendrait-il fol ? Ou pire, catholique ?
C’est en général lorsque Léon se débat seul avec des interrogations de ce type que débarque Delcour et ça ne manque pas. Vaillant fait ses devoirs dans sa chambre. Il a la grammaire en détestation, ce qui est très sain à son âge, estime son père. Il nous faut des objets de haine, ça construit. C’est de l’analyse logique : il s’agit de régler son compte à chaque mot d’une phrase de préférence kilométrique. En l’occurrence : Ceux qui préfèrent le sabre long ont leurs raisons mais elles sont personnelles. Joli, soit dit en passant, juge Vaillant, absolument pas décidé en revanche à la tronçonner comme il lui est demandé. Il a entendu le verre de coca tomber avec fracas, hésite encore un peu avant d’intervenir. J’ai mes raisons et elles sont personnelles. Ceux. Ça doit être un article. Et puis parfois, ça ne dure pas vraiment longtemps. Qui. C’est le truc je sais JAMAIS comment ça s’appelle. Juste, il ne faudrait pas qu’il se blesse. Bon, Vaillant prend son courage à deux mains et s’en va à la rencontre du trop connu. Delcour a déjà filé, comme de juste. Léon reste étendu sur le sofa, fatigué. Chin observe la scène de loin. Vaillant ramasse les débris en faisant attention. Dans la cuisine, il fait couler de l’eau fraîche dans un grand verre et attrape au passage quelques comprimés qui traînent. De retour dans le salon, il constate que son père est toujours sonné. Il dépose l’eau et les médicaments sur la table basse et attend un peu. Chin radine, l’air innocent. Tu me grattes un peu les couilles ? Vaillant s’exécute distraitement, les yeux fixés sur les yeux clos de papa. On dirait qu’il a cent ans quand il est comme ça.
35.
Les gens heureux n’ont pas d’histoire. Mais non, comme la langue fourche, un petit coup de fatigue et on ne sait plus où l’on crèche, vraiment. Les gens heureux n’observent guère, ils se laissent vivre. Voilà l’idée, pas neuve mais toujours valable. Voilà le baume sur les plaies de Léon, le constat qui occupe sa pensée tout au long de son trajet à moto par les rues les plus vides de la capitale, car il a besoin d’un peu de vitesse, ce soir, ayant rendez-vous avec Paulette, ce soir, et c’est bien dommage. Il sait qu’il n’a pas gagné ce soir. Il a à affronter un sacré bout de réel, face à face, dans un bistrot aux tables garnies de toile vichy rouge et blanc. Ambiance faussement prolétaire, sournoisement bourgeoise, la tête du serveur s’il lui demande un verre de coca pour accompagner son plat, Léon a hâte de voir ça. En même temps, il n’est pas souriant sous le casque intégral, son front n’est pas serein et la joie n’est pas sa compagne. Réussira-t-il seulement à avaler son andouillette frites. Là n’est pas la question. Réussira-t-il à défendre son bifteck. Ô incertitude des métaphores. Virginia fut plus que pessimiste sur son histoire. L’homme est un loup pour l’homme. Et la femme, donc.
Pourquoi la Suède, par le sang du Christ ? Paulette est interloquée. Depuis quand son ex jure-t-il de la sorte ? Quelles seraient ses récentes fréquentations ? Elle arrive toute auréolée de sa bonne foi, s’attendant à quelques bulles d’eau dans le gaz certes, mais pas à des jurons anachroniques. Écoute, ce n’est pas pour t’embêter, mais je ne m’en sors plus du tout et on me propose un boulot en or à Kiruna. C’est dans une petite école. C’est incroyable. C’est par relations. Léon se demande si lui aussi depuis le début a commencé toutes ses phrases par c’est. Du coup, le silence pour un petit bout de temps c’est. Chacun croque poliment dans ses frites.
Même pas Stockholm ? songe Léon. Mais il ne relève pas, in extremis il reste coi, flairant le piège. Ça pue la défaite, une expression de Vaillant. S’il dit Stockholm, il est fichu, il le sent. Il a appris à suivre son intuition. Stockholm ou Tananarive, c’est non, pinailler ne servirait qu’à servir les obscurs intérêts de son ex. Il soupire. On peut s’arranger si c’est les sous. S’il n’y a que ça, on peut trouver une solution. Sinon, si tu t’inquiètes pour Vaillant, il dénouera seul les petites complications de sa vie. Il s’en sort déjà pas mal, il est brillant, non ? Paulette le toise. Tu ne me demandes pas où est Kiruna ? Léon ouvre les bras, retient de justesse une quinte. Ben non, tu vois. Tu me dis que c’est en Suède, je te crois, je suis comme ça. Et de boire un verre d’eau pétillante citronnée. Quel duel. On peut avoir du rab de frites ? Léon, l’appétit lui revient.
36.
Cette vie est faite à rebours, elle est terrifiante, elle est insupportable. Surtout, ce morceau, il a un pied en bois. C’est Vaillant qui jure dans sa chambrette en essayant de déchiffrer sa partition pour flûte à bec, Le Carnaval de Venise. L’abomination peut prendre des formes diverses. Et puis il y a une différence entre prévoir une chose et la voir se réaliser. Bref, Chin s’en est sagement allé préserver ses portugaises au fond du jardin. Quand on sonna.
Tom.
Tom a eu beau prévenir, Léon est surpris, et heureux – ça se lit dans la frisure de ses yeux. À cette heure de sa vie où il a la moyenne qui dépasse le total, Tom est là. Une idée de Sasha. Là-bas, Tom avait sursauté. Et toi ? Il avait ensuite baissé la voix, abaissé le regard. Et vous ? Sasha avait souri. Une semaine de vacances chez ses parents ne lui feraient pas de mal. Elle est bien, Sasha, je l’ai toujours dit, résume Léon. Elle vient pas, Sasha ? demande Vaillant qui n’a pas bien suivi. Ben non, si tu le dis comme ça, elle viendra pas, Sasha. Bon, tu ranges ta flûte ? On va dîner ?
Après le restaurant vietnamien du centre commercial, on raccompagna Vaillant chez Paulette. Tom attendit dans la voiture où il s’assoupit malgré lui. Une fois les deux hommes de retour à la maison, Chin remarqua tout de suite l’absence de son garçon et réclama sur-le-champ en compensation une boîte de miettes de thon à l’huile qui lui fut octroyée sans histoire. Mais ça ne remplace pas. Ses gros yeux noircissent intensément comme s’il mesurait en-dedans ces mots simples comme bonjour. Ça ne remplace pas.
Buvons, lance Léon. Si tu voulais bien m’expliquer ce qui se passe, suggère Tom. Donne-moi donc un tonique. Un schweppes ? chuchote Tom depuis la cuisine. C’est ça, un coca. C’est ainsi que Tom apprendra tout des projets de Paulette et proposerait une séance d’associations pour détendre le jeu, comme dans Marnie. Ca se passerait comme ça. Quand Tom/Sean Connery poserait une question au hasard Et si je dis bleu ? Léon/Tippi Hedren répondrait pareillement au déboulé La mer ! – Si je te dis homme ? – Homme, toujours tu chériras la mer ! – Certes… Femme ? – Sirène ! – Femme de tête ? – Méduse ! – Tranquillité ? – Lac ! – Rage ? – Écume – Tristesse ? Torrent – Élégance ? – Scaphandre autonome – Coiffure ? – Raie – Idéal ? – L’horizon, mec, l’horizon – Danger ? – Chute – Cauchemar ? – Vivier – Ordinateur ? – Fuites – Art ? – Aquarelle – Livre ? – De bord – Labyrinthe ? – Noyade – Couloir ? – Piscine ! Tu vois, triomphe Léon, tu vois, c’est n’importe quoi, je fais dans la littérature maintenant, c’est tragique. Tom module que pas du tout. Tu admets d’ailleurs volontiers que notre époque a perdu le sens du tragique. Et puis ce n’est pas de la littérature ça, c’est plutôt de la poésie, ça n’a rien à voir. Le philosophe finit cul sec son verre à moutarde de coca. Tu m’excuseras, mec, mais ce qu’on a perdu en tragique, on l’a gagné en désespoir.
37.
Une bonne semaine Tom va taper l’incruste. Léon cache sa joie. On se lèvera à 10 heures du matin, on dînera à 5 heures pour souper à 10 et petit à petit tout aura trouvé sa place. Au fait, et tes parents ? Tom grimace, Z’ont oublié mon anniversaire. Quelque chose de pesant, de lent et de multiple. C’est Chin qui quitte les lieux, bouleversé.
En attendant, qu’est-ce qui est clair ? Qu’est-ce qui semble élucidé ? Paulette pourrait peut-être apporter quelques éléments de réponse à Tom. Une petite visite de courtoisie ne jurerait pas dans le paysage. Léon dit bon, je serais de trop, j’imagine. C’est tellement juste, c’est tellement avéré comme sitôt qu’on dépasse deux, le niveau irrémédiablement. Tom ira seul. En plus, ce n’est pas sorcier, il n’y a que la ville à traverser, c’est tout droit. Absolument le contraire de l’aventure.
Durant son absence, Léon tente de penser à autre chose, à la bizarrerie des lois qui règlent les distances, ce qui le ramène sans détour à Paulette, qu’il n’est pas loin de songer à renier purement et simplement. Car entre nous, l’homme objectif qui a renoncé à jurer et à maudire, Léon s’en méfie un peu. Léon choisit donc de se concentrer sur son ex et de l’habiller pour quelques hivers islandais. Séance tricot. Elle n’avait jamais eu de prétentions intellectuelles, concède-t-il. Elle n’a jamais dû réfléchir plus d’une heure la semaine et basta. Elle n’a jamais eu de bons conseillers. Elle a toujours eu un drôle d’entourage d’ailleurs, des amies strange, de louches copains, des connaissances végétaliennes. Elle n’a jamais consenti à aller voir un documentaire, histoire de s’ouvrir des horizons. Comment vivre avec quelqu’une qui se flatte de s’être endormie devant Le cochon ? Je crois même qu’elle n’a jamais vu Saturnin, qu’elle ignore jusqu’au nom de Jean Tourane. Alors qu’elle a toujours couru applaudir à des films ineptes. Elle n’a jamais au grand jamais rêvé de changer le monde, ce qui est quand même un comble, ce qui aurait dû m’alerter aussitôt. Toujours elle me trouvait sombre, jamais elle ne riait à mes paradoxes. Que l’ordre ne soit qu’un cas particulier du désordre la laisse de marbre. La sottise est parfois une vocation. J’ai vécu douze ans avec une débile mentale, point barre. Léon se prend la tête dans les mains.
Quand Tom revient, il trouve Léon au jardin, en train de marmotter dans la pénombre. Surtout, elle a toujours voulu dormir du côté du mur. Tom pose la main sur sa clavicule. Léon se retourne. C’est vrai, elle ne m’a jamais demandé mon avis, elle a toujours pris le mur. Y’a des gens comme ça. Tom sourit. En guise d’introduction à l’exposé de sa visite chez Paulette, il rappelle à Léon quelques éphémérides du pays. Le Jour des Enfants, on ne travaille pas, le Jour des Vieux, pourquoi travailler et le Jour de la Mer, vacances. Le Jour des Fruits aussi. Léon, ses yeux frisent. Il se souvient comme ce jour-là, des agrumes d’une espèce inconnue, réunis en un joyeux filet, flottent dans les bains publics. Je propose, poursuit Tom, d’ajouter un jour moins parfumé : le Jour des gens qui croient que tout leur est dû et avec qui il n’y a pas à raisonner. Léon émet une réserve. Peut-être un peu longuet, non ?
38.
Il faut laisser la chose se faire, point barre, ici ou ailleurs, laisser faire. Et Léon de débarrasser la table du petit déjeuner, deux fines tasses vidées de leur amer déca. Tu vas en ville ? La tête intégralement encasquée – Léon fut formel là-dessus : il y a ceux qui peuvent raconter l’accident et ceux qui n’ont plus guère cette liberté – Tom monte à l’arrière de la 1300 enchantée. Léon essaie en chemin son appareil-photo, surtout dans les virages, ça a l’air de marcher du tonnerre et en un éclair, les voilà dans la ville. Léon dépose Tom devant le Collège de France où, ça tombe bien, il doit lui-même descendre. Salut. Salut.
Lâché en pleine cité, loin de cette sérénité que ressentent les habitants d’une place entourée d’eau, Tom se croirait au Caire, a du mal à traverser la rue, prend les voitures pour des dromadaires peu commodes. Il se trouve pour l’heure dans un état d’indéfinition tant qu’une librairie particulière n’a point paru devant son regard. Ou un morceau de sucre. Faut dire, ça arrache, la moto avec Léon. Et Sasha, comment va Sasha ? Il prend son portable international. Moshi moshi ?
Pendant la tendre conversation, Ça va ? Ça va et toi ? Ça va, un être tristement identifiable se propulse sans prévenir dans le magasin de Léon. Les collègues n’ont pas le temps d’intervenir que Delcour se jette sur le philosophe. Je renie Dieu ou tu as mauvaise mine ?
39.
Lorsqu’on possède à fond une théorie, il vaut mieux savoir s’en détacher. Combien rude est cette parole. Qui saurait l’écouter sans frémir. Aussi est-elle rarement entendue. Lorsqu’on possède à fond son Delcour, il vaut mieux savoir limiter les dégâts, réduire l’entretien au minimum, Où as-tu acheté ta veste, elle est bien. Delcour aux anges en oubliera le motif de sa visite et sera plus aisément congédiable. Une gifle peut aussi faire l’affaire, un bon vieil aller retour. Trop claqué pour dispenser cette énergie, là, séance tenante, Léon préférera s’attarder sur les avantages de la laine cardée, les grandes époques de notre vie étant celles, argumente-t-il, où nous avons enfin le courage de déclarer que le tweed que nous portons est le meilleur de nous-mêmes. Hélas, comme il oubliera sèchement ce morceau de bravoure sitôt l’autre envolé.
À la pause déjeuner, Tom vient récupérer un philosophe un rien ferrugineux et bien que le petit Chinois d’à côté fût désiré avec feu, Léon n’est pas terriblement dans son assiette, en l’occurrence un bol de bouillon de poulet follement hot. C’est Delcour ? Léon acquiesce, yeux au ciel. Il est revenu ? Il a survécu ? Il est résolu ? Il a beaucoup bu ? Et toi, tu vois un doc ? Les épaules de Léon tentent de rejoindre ses yeux. Les médocs, merci bien. Voyant les ravages sur ce buste philosophique quasiment en lévitation, et sachant pertinemment combien Delcour fait partie intégrante de cette vie léonine à deux doigts de recracher bas son bouillon, Tom n’insiste pas. Mais il ne conçoit pas Delcour, voilà. L’agitateur Delcour, le gaffeur Delcour, le trublion de toutes les fêtes Delcour, le crieur de riens Delcour, le mauvais drôle Delcour, Delcour le rat de cour, Delcour le cave qui n’y reste jamais assez longtemps, Delcour le gnome à faire tourner toutes les mayonnaises. Affreux cadeau dont personne ne veut. Cette histoire sombre comme ses haricots noirs le dépasse, lui, Tom, le meilleur ami de notre homme. Et sa plus belle conquête.
40.
Par une nécessité qui ne pouvait être autrement, on est malheureusement arrivé au point où Tom dut avancer sa date de retour au pays de Sasha. Car Alphonse s’annonce. C’est dans l’incessant dit le docteur dit Sasha. Ben, c’est bonbon, commente Léon. Je le croyais programmé, le moutard. Déjà un libertaire ? Il commence bien, le gamin.
Tom accompagne Léon à la sortie de l’école. Il s’agit d’une expérience intéressante et toujours nouvelle même si ça ne change pas énormément dans le déroulement, assure celui qui s’y connaît. Tu viens faire ici avec moi la répétition d’un des volets de tes nombreux futurs devoirs de père, rien de moins. Tom acquiesce mollement. Il finit à quelle heure ? Léon consulte sa montre. De toute façon, c’est lui le premier à sortir. De fait, Vaillant jaillit comme s’il y avait le feu à l’établissement. Il embrasse son père, serre la main de Tom et s’ébroue. Pas super zaz aujourd’hui. Léon traduit courtoisement, l’école, c’est l’enfer. Il enchaîne, autant pour son fils que pour son ami, peut-être qui sait pour quelque pimpante maman. Ce n’est pas faux, mon fils, c’est pourquoi tu dois en tâter et travailler à ne pas laisser s’échapper de ta mémoire ces sensations extrêmes. Tu les reconnaîtras partout ensuite, tu flaireras le danger, pas loin, jamais bien loin, où qu’il se terre, et tu pourras l’éviter. Vaillant sait qu’il a un papa spécial. C’est toujours un tout petit peu épouvantant. On rentre ? J’ai un cadeau pour Chin. C’est bien enveloppé dans son plus joli mouchoir au fond de sa poche déjà auréolée, vivement lundi, c’est tout tiède parce qu’il a pris soin de le laisser mijoter sur le radiateur jusqu’à la dernière minute, c’est le poisson de ce midi. Car si l’école est un enfer, la cantine est son purgatoire. Tu as mangé la purée, au moins, s’inquiète Léon.
On a loué une vidéo pour fêter le départ de Tom. Le tout premier Tarzan, en V.O., 1932. De l’avis de tous, sauf de Chin endormi, un rien patraque après son poisson pané réchauffé ; de l’avis de tous, sauf Vaillant assoupi après sa dure journée d’études, écrabouillé sous le poids de Chin ; de l’avis de la moitié de l’assistance donc, comment dire, Maureen O’Sullivan est vraiment très sexy. Tom, auquel il arrive d’être acteur dans des films d’auteur, n’aura jamais eu l’occasion d’avoir une telle partenaire. La dernière fois, il dut jouer le rôle d’un photographe et approcher de toutes jeunes filles à la sortie du collège. Au bout de quelques minutes, la direction alertée intervint : la réalisatrice et lui se virent honteusement boutés hors le périmètre. Léon n’attend pas The end pour aller mettre son fils au lit. Il revient vers Tom d’un air entendu. En voilà un qui a sacrément modulé le cours de mon existence. Et vice-versa, remarque Tom. Après quoi ils se lancent et qu’est-ce qui pourrait bien les arrêter. Qu’auront-ils appris avec l’expérience ? Qu’on est toujours trop bon avec les femmes, sourira l’un. Qu’on ne perd rien pour attendre, s’inquiétera l’autre. Que dalle, vraiment, soupirera l’un. Vraiment que dalle, renchérira l’autre. Quelle vie et quelle existence. Quelques pokers plus tard, Tom se lèvera. Je vais faire mon sac.
41.
Quand Léon, quelques jours plus tard, avisant la fière allure de Vaillant en yukata azur, émet l’hypothèse d’une fureur à faire parmi la population varègue féminine, il y a comme échec de la transmission. Féminine ou masculine, corrige Léon. Là n’est pas la question, Vaillant ne veut pas tomber amoureux et le clame haut et fort à son paternel qui rétorque que ces choses-là, mon vieux. Du plus loin qu’il s’en souvienne, Léon a toujours été cueilli. Comme une fleur ? s’étonne Vaillant. Oui, comme ça. Une fleur, un champignon, un lucane. Mes fiancées devaient avoir du goût pour les sciences naturelles. Mais Vaillant n’a pas le désir d’être vulgairement ramassé. Et si la fille est moche ? Je veux dire si moi, je la trouve moche, se reprend-il, s’attaquant pour la première fois de sa vie au rôle de premier de la classe de son père. Le philosophe se gratte le menton. Il y a l’esquive, bien sûr. Tu as toujours moyen d’esquiver.
Un temps.
Mais tu aurais tort, ça a un charme fou, une cueilleuse. Elle te regarde, tu te laisses envisager et puis comme tu n’es pas absolument sûr, il faut bien que tu la considères à ton tour. Le dévisageage est alors le plus précieux des instants, crois-moi, n’en perds pas une miette. Y compris du point de vue de la prononciation.
Demain, Léon emmène son fils à Londres, leur dernière virée avant longtemps. What goes in my bin ? On se croirait en Suisse avec toutes ces poubelles multicolores séparées à des fins de recyclage surfin. Vaillant a hâte d’aller tirer sa langue de froggy aux gardes de la Reine et autres amabilités de son âge, mais la priorité va à la quête du nº1 de la cité de Menlo Park. Léon est tout excité à cette idée et ses doigts marquent la cadence d’une mélodie intérieure. Trottinant à l’arrière, Vaillant peine à suivre. Il fait froid, il fait faim et il fait pluie. Au premier café, Léon laisse Vaillant commander dans l’idiome du lieu et file aux toilettes. De retour, Vaillant a dû correctement s’acquitter de sa tâche puisque le voilà aussi cramoisi qu’un bus du patelin. Le philosophe se sent tout fier de sa progéniture et la prend par le col. Un sympathique serveur leur sert un gentil chocolat chaud, un aimable coca glacé et deux avenants sandwiches. Léon jette un coup d’œil à la plaisante addition. C’est pas paupière…
À la fin de la journée, ils n’auront pas trouvé le nº1 de la cité de Menlo Park pour l’unique raison, à savoir la bonne, qu’il aurait fallu pousser jusqu’à New York. Mais le philosophe ne se démonte pas. Je t’emmènerai un jour à New York. Tu verras, c’est autre chose.
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Est-il possible de rester insensible aux poses de Hasegawa Kazuo dans La vengeance d’un acteur, l’unique film à trouver grâce aux yeux de Léon ? Rousseau était-il un fou furieux ou avait-il raison sur toute la ligne d’accuser Grimm des pires manigances à son sujet ? Toute paranoïa démarre-t-elle de zéro ? Est-il bien avéré que l’avenir est plus proche du présent que le passé et si oui en quoi cela serait-ce un motif de réjouissance ? Et pendant qu’on y pense, battons le fer, croix de bois si je mens, comment vivre cette année à venir ? Se laisser tatouer jusqu’au gros orteil ou se faire peler jusqu’à l’os et qu’on n’en parle plus ? Pas un homme en tant qu’homme ne peut aller plus loin dans l’interrogation anarchique. Il est certes contraire à ses lois habituelles de se coucher de si bonne heure, sans avoir le temps de se dire je m’endors, avec l’impression atroce d’être une église ou une rivalité à lui tout seul, mais en même temps, il est bien naturel que le pavillon désert conduise Léon au goût de ténèbres réelles et concrètes. Rideau.
À peine s’était-il avancé, téméraire, dans une innocente somnolence que. Sonnerie soudain, déclenchement de certaine machine de guerre soudaine. Je croyais qu’il était cassé, grommelle Léon à Léon. Justement non, le télécopieur serait même dans une forme quasi olympique. Il faudrait aller aux nouvelles, et plus vite que ça. Chin est déjà là-bas, légèrement mazouté, en attente. Quel fax arrive-t-il à cette heure ? De quelle planète ennemie ? De quelle Scandinavie ? Une main philosophique brandit la lampe tour Eiffel, prête au pire. Un rayon de lune s’interpose. La main s’arrête in extremis devant l’engin cracheur de papier qui l’a échappé belle et repose l’arme improvisée pour arracher une feuille vierge de toute écriture, mais pleine d’une encre de la plus belle eau. Un visage sérieux, envisage sérieusement Léon de son regard mi-clos. Alphonse ! Une bouille impayable qui semble le sermonner de se laisser aller ainsi au sommeil et au reste. Une bobine de choix qui vous confirme qu’on n’est plus à l’abri chez soi. Le moindre môme, sous prétexte de nouvel être au monde, débarque à l’improviste et vous gourmande sans ménagement.
Parce que la vie sans musique est simplement une fatigue, une erreur, Léon va se gêner. Il ouvre grand en l’honneur de son filleul très grand sa porte-fenêtre et hausse fort très fort le volume de sa chaîne. Les voisins vont se régaler de Rebel Rebel. Il vont apprendre la vie et se rendre compte à quel point jusque-là la leur manquait de fruité.
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Contre toute attente, personne n’alla en Suède cette anné-là. Léon, son attitude, ses gestes, ses principes peut-être, s’en trouvèrent profondément modifiés.
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L’ombre de Léon a un petit air las. Penche sensiblement plus qu’à l’ordinaire. Si Léon baisse un peu les bras, même légèrement, son double sur le mur s’affaisse deux fois plus, perdant tout sens de la mesure. Le philosophe ne peut tout de même pas constamment marcher les bras écartés façon Boeing 777. Aucune loi ne l’interdit bien sûr sauf celle, tacite, selon laquelle le trottoir est à tout le monde. Donc, à moi aussi, pourrait rétorquer Léon. Ce serait mal le connaître. On pourra dire ce qu’on voudra, ce n’est pas le garçon de la mauvaise foi, on l’a vu à l’œuvre ; là où est Léon la mauvaise foi n’est pas, on ne le reprendra pas là-dessus. On pourrait lui reprocher mille choses, son inclination immodérée pour le coca rondelle, il pourrait tout de même se retenir, son regard glacial quand on ne lui revient pas, ses clopes odorantes en tout lieu toute saison toute heure, son air de se ficher du monde est-ce seulement un air, ses façons d’avoir raison quand il a raison sont-ce des façons, son charme décalé on pourrait trouver à y redire. Mais pas la mauvaise foi.
Léon serait-il en train de nous quitter ? Sans doute n’a-t-il jamais eu l’intention de faire une carrière centenaire. Tel quelqu’un qui, désirant vivre longtemps, s’était mis à interroger tous les vieillards qu’il croisait sur leur genre de vie, leur régime, tel il n’est pas. L’aurions-nous lassé, l’aurions-nous saoulé, ou bien serait-ce son karma, comme il se plaît à en émettre l’hypothèse en souriant et ses yeux, vous savez bien, à ce moment-là ? Le véniel accident du chapitre 11 aurait-il sa part de causalité ? Ou bien autre chose ? La maladie de la vie ? La tautologie a=a devenue obsolète parce que le temps de l’établir, a aurait pris un coup dans l’aile ? Résultat : nous nous retrouvons bel et bien aujourd’hui face à un Léon comateux, de plus en plus la proie de visites de plus en plus inopportunes d’un Delcour de plus en plus intempestif. Déchaîné, le Delcour qui s’agrippe, virulent comme une huître. Quand il consent à partir, Léon plus blanc que galet n’a plus assez de mots pour produire une question ne serait-ce qu’indirecte libre, ce qu’il a bien pu faire ici, ce qu’il aurait dû faire ailleurs, quel jour sont-ils déjà, lundi ou pas, et si oui combien peinard effectivement, puisque lundi c’est réglé c’est papier à musique, c’est ménage nécessairement – et lessive accessoirement.
Oui, le philosophe a bien envie de s’en aller. C’est plus ou moins ce qu’il a laissé entendre à Paulette au téléphone. Elle a soupiré, elle a raccroché. Léon regarda Chin, qui cligna en retour. Si son maître part tout de bon, il retournera à la vie sauvage, no problem. Ça lui fera perdre des kilos. En attendant, tu veux bien mettre Adriano, dis ? Le temps de s’en rouler une dernière. Le téléphone sonne. Léon ne daigne pas répondre à l’engin du diable. Il a promis Adriano à Chin et n’est pas porc à se dédire. Les premières mesures sont un délice. Léon se sent absolument inféodé à ce thème.
Quand la sonnerie réitère un bon quart d’heure plus tard, Léon décroche sans savoir. C’est moi. Ah.