On va se dire tu. Moi, c’est Gérard.
Il est des jours qu’on n’invente pas. À la fin de la réunion pédagogique, Gérard me fait signe. Il veut me mettre au parfum de la méthode “Toi et moi”. Le temps d’aller signer mon contrat et je le rejoins dans la salle Stendhal, Vous vouliez me voir ? Sourire de derrière les bûches, On va se dire tu, quand même. Il me montre le livre “Toi et moi”, avise ensuite le “Guide pédagogique Toi et moi” et son geste devient solennel : Là, il y a tout, il y a tout là, il te le faut absolument, tu trouveras là toutes les réponses à toutes tes questions, là. – Ah oui, et il coûte combien ? – Je sais, c’est un peu cher mais il y a tout, là. Il se met à tourner les pages comme un dément. Puis se reprend, retourne à la méthode, m’explique par où commencer, JAMAIS par le début de la leçon, toujours paroutipour, ça s’appelle “Outils pour”, c’est pas sorcier, c’est écrit. Là. Ça a duré un bon quart d’heure et je ne sais ce que j’ai fait que je n’aurais pas dû, ce que je n’ai pas fait que j’aurais dû, je n’ai pas ri, le cœur n’y était pas, j’ai acquiescé à tout. À la fin de la séance, il me disait vous.
Le métier rentre, le métier finit par rentrer, malgré la multiplication manifeste des Gérard sur le lieu de travail. Des Gérard fumeurs et des Gérard non-fumeurs, des Gérard rentrés et des Gérard déclarés. Devant la machine à café, Gérard prend du sucre et un air connivent, ses yeux brillent, je m’attends à ce qu’il raconte son week-end, un barbecue sur les bords de Marne, en maillot, sans maillot, une virée à dos de chameau dans le Vaucluse, quelque chose. Chacun voit midi à sa porte mais moi, j’ai toujours opéré comme ça et ça a fait ses preuves, quand je commence le gérondif, je fais le participe présent en même temps, là. Les autres Gérard s’en tapent sur les cuisses de plaisir.
La seule parade pour éviter les Gérard, faire mine d’être plongée dans un “Toi et moi”, niveau concours. Ils poursuivront leur chemin vers la salle Zola sans mot dire, sur la pointe des pieds chez certains gérardiens de l’extrême, un léger sourire de satisfaction flottant dans leurs cheveux gris clair.
J’ai mes heures douces. Comme nous butons contre un éléphant parachuté dans un texte écologique, des images très précises de Tarzan me reviennent en mémoire, la version de 1932 avec la délicieuse Maureen O’Sullivan, quand Bella la rousse lève le doigt. Bella O’Sullivan. Si elle demande pardon, ce n’est pas d’exister. Pardon mais je n’ai pas compris le mot « barrissement ». Je l’ai expliqué au moins quatre fois, mais pour la chevelure de Bella : Il s’agit du cri de l’éléphant. Blanc chez Bella. Ah bon ? Il y a un mot pour ça ?
Deux nouveaux étudiants débarquent en plein trimestre pour des cours de conversation. Ils n’ont pas le niveau “Toi et moi” mais ils ont payé. Ils ont fait le voyage Istamboul-Paris ensemble, partagent un appartement, la cuisine, la salle d’eau, tout, et répètent à l’envi, il est mon ami, j’ai beau sourire, oui, c’est votre ami, ils persistent, rigolards, il est mon copain. L’un est trapu, l’autre tout en sveltesse ; le premier péremptoire voire buté, obséquieux le second, qui va jusqu’à offrir des cafés sucrés à tout le monde dès le matin. Ils barbotent dans leur dictionnaire au lieu d’écouter, ont perdu le fil lorsqu’ils émergent, le sourcil braque, il faut tout recommencer. Des éclairs passent dans le regard de Bella et je me surprends à songer à la rédaction d’un traité façon Comment devenir têtes de turc en une leçon.
Je lui donne un cours quasi privé puisque l’autre étudiante sombre toujours dans un état de mort apparente dû au climat tempéré, elle ne s’habitue pas. Elle arrive pourtant invariablement avant moi et rassemble tous ses efforts pour me saluer, après quoi elle s’écroule pour deux heures. Nadedja et moi en profitons pour discuter du monde comme il va, des verbes en ir, rougir et pâlir à sa vue, et puis grandir nous grandissons et puis mincir nous mincissons en mangeant moins de saucisson.
Nadedja a des yeux bleu de Prusse avec beaucoup de blanc dedans, elle sait des histoires. Comment, au pays, une jeune femme qu’elle connaissait s’est un jour fait renverser de l’acide chlorhydrique sur la tête, du toit d’une maison, par un amoureux éconduit. Comment un homme qu’elle ne connaissait pas avait égorgé sa petite amie avant de lui couper mains et pieds qu’il était allé mettre dans un sac poubelle et avait conservés dans le réfrigérateur. C’est sur le même ton placide qu’elle me demande des conseils de diététique, J’ai écouté que si vouloil maiglil, sucle toujouls pas bon, est-ce vlai ?
Ils sont dégoûtés tes talibans là, faut les aider ma fille. C’est un Gérard qui fonce droit sur moi, parce que ça lui chante, parce que c’est facile pour lui, en un claquement de langue, de transformer mon jour en nuit.
Les Gérard demeurent du morse pour moi, une rangée de pavés en travers de mon chemin. Vite, mon yoyo, ça calme. La météo aussi parfois. Février, le plus court des mois, est de tous le pire à la fois. Ou bien Demain saint-Ignace, l’eau sera de glace. Quelle paix. Ou encore, il fait un temps de demoiselle, ni pluie, ni vent, ni soleil. En vérité, un temps de chien tout l’hiver et qui perdure jusqu’au plus fort de juin mais j’ai entendu ce matin un garçon de café claironner Mieux vaut ça que pas de temps du tout.
Cette nouvelle a été publiée dans la revue REHAUTS, Nº 41, printemps-été 2018