une décision

Sur ma fenêtre,

Un fuchsia

À l’air paria

Se sent renaître

Jules Laforgue, Aquarelle en cinq minutes

 

 

 

J’avons décidé de surprendre les futurs hommes de ma vie au petit-déjeuner.

Adieu,  petits pains aux quatre figues  destinés  à  des délicats qui bien souvent se contentaient d’un thé sucré. Basta, les confitures aux trois pêches plus une poire confites par les soins de mains chères et provinciales. Désormais, ce sera frites, œufs brouillés, café et pas de discussion. Après le café, je proposerai une lampée de porto. Il sera alors temps d’inviter les futurs hommes de ma vie qui n’auront pas déguerpi à aller pêcher la truite.  Ceux qui se croient malins songeront à un petit revenez-y sur mon lit-banquette dur  comme pierre –  là aussi, j’aurons mis le holà au duvet de cygne et autres foutaises – mais non, de ceux-là il ne sera point question. Je parle pour les littéraux à ma taille, ceux qui iront jeter un coup d’œil dans le jardin, y découvrir le bassin et s’exclamer en se frottant les mains Bon, elles sont où les cannes à pêche ?

 

Certes mais où les pêcher, ces hommes du futur de ma vie. Il y a bien ce magnifique qui boit ce soir un verre de chivas avant de lire à voix haute quelques lignes de son dernier livre. Gros poisson, ça. Sommes pas une mauviette mais là, un vrai Moby tout de même. Comme il les lit ses descriptions kilométriques, une musique c’est, et pourtant la librairie un vrai moulin, on y entre on en sort comme rien, on y tousse à tout va, on soupire et on regarde sa montre puis la bouteille de chivas qui a drôlement diminué depuis tout à l’heure, qu’est-ce qui s’est passé, les gens ont voulu être là, le voir, dame il est là, le prendre en photo, le filmer, n’empêche, ça se dissipe sec quand il monologue non stop ses pages entières et musicales sans paragraphes, où est l’action, Marcel, où est l’air qu’on aime à respirer, hors les pages. Or, Moby poursuit impitoyable son flot impétueux, c’est grandiose, c’est Tristan, on est là lui aussi et on va tous mourir, de morts différentes. Quand il s’arrête, bien trop tôt, je filons, tendue. Très gros poisson, ça. À attraper au chivas. Ou au spritz.

 

Las, Venise est loin.

Combien de semaines depuis le campo Giacomo dell’Orio

(voir photo).

Le serveur ne vint jamais prendre commande. Mer et moi mîmes les bouts et fûmes récompensées de cet acte somme toute audacieux – nous avions soif, nous étions lasses et nul autre bar sur la place – par la découverte de l’endroit ad hoc où siroter la rêvée boisson. Un petit salon extérieur qui se donnait des airs de comme à la maison ou comme j’aimerais que ce fût, parfois, à la maison, mais pas tous les jours. Absolument à l’abri  du  regard.  Fallait se perdre,  fallait être absolument fille perdue  pour trouver  l“Antica Besseta”. Ce Moby-là la connaît certainement, l’Antica Besseta où l’on vous sert avec le spritz tout ce qui va avec.

 

Liste des courses :

– campari

– prosecco

– Selz soda

– un citron

– olives vertes

 

Pas mal. Mais une fois qu’on a le cocktail de base, comment attirer l’oiseau, le Moby.  Avec les piafs du jardin,  c’était allé tout seul.  Ce fut une autre liste de courses  que j’emportai  chez l’oiselier.

– graines pour oiseaux du ciel

– nuggets

– boules de graisse végétales

– cylindres aux insectes

– mangeoire

– abreuvoir

 

Une fortune. Et dès le lendemain de l’installation, mésanges et moineaux s’étaient donné le mot. Au rouge-gorge solitaire ils n’avaient rien pipé, les grégaires. Aura dû faire ses déductions tout seul, celui-là. Pas con, lui.  Passe toujours  quand la tribu est déjà partie  ou pas encore arrivée. Un prince, c’est. Salvador.

Mais revenons-en aux Moby possibles, passables, pensables.

Je vois Dame Laine une fois par semaine, qui me dit que tant que j’aurai Jean-Mo dans la tête, rien ne servira de rien. Ce sera comme la chambre d’un enfant disparu que les parents s’entêtent à garder telle quelle, dans l’espoir absurde qu’il réapparaisse. Depuis quand l’espoir est-il absurde, ne lui dis-je pas. Mais. Mais. Mais. Je sentons bien, au fond du fond, qu’il faut aérer la chambre. De l’air de l’air ! Il faut qu’elle passe – pour ma nounou, l’air a toujours été du genre féminin.  Soit, laissons-la passer,  virons Jean-Mo de notre crâne  et occupons  son espace. Dieu que c’est vaste, que ça résonne. Ne pas se laisser impressionner, ça a sûrement à voir avec les miroirs, virer les miroirs. Il doit bien exister d’autres sujets de pensée. Rien à faire mais tellement à penser. Salvador déjà. Si c’est pas un beau début, ça.

 

Liste des choses à penser

– chanson pour Salvador

– voyage en terre inconnue

(pas l’Italie, pas le Japon, pas la Bretagne. Il reste du champ. Auvers-sur-Oise ?)

– film sur Salvador !

– acheter des oranges pour l’hiver qui vient

– oranges sans pépins…

 

Et puis  il faudra peut-être,  un jour,  cesser  une fois pour toutes  d’en pincer pour des poètes vivants. Ça ne doit pas être bien compliqué, une habitude comme une autre à prendre. Les morts, j’ai le droit.

 

Cette nouvelle a été publiée dans la revue REHAUTS, Nº 43, printemps-été 2019

 

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